1989. Y-a-t-il une malédiction chez les auteurs publiés par Germes de Barbarie ? Je me le suis sérieusement demandé en cette fin des années quatre-vingts.Après le suicide de José Casujuana au moment-même où paraissait son livre, c’est Philippe Pichon qui mettra fin à ses jours peu de temps après son entrée dans l'équipe. Pour moi le souvenir de ce journaliste de la Dépêche du Midi reste indissociable du dossier Desproges. Christian Cottet-Emard avait interviewé Pierre Desproges pour le Progrès de Lyon à l'occasion de l'un de ses derniers spectacles. L'idée de consacrer à l’humoriste le premier numéro de la revue Orage-Lagune-Express [1] fut une évidence pour nous tous. Le concept consistait à casser les frontières entre la littérature et les arts dits mineurs. Un Brassens vaut un Cocteau qui vaut un Desproges…. Philippe Pichon rédigea la bande-annonce de ce prototype avec un art du deuxième degré qu’il maniait à la perfection. En voici la restitution :
Serge Sédipropre qui s’est illustré sous l’anagramme de Pierre Desproges naquit un beau jour de mai 1939 dans un obscur établissement hospitalier de la riante cité de Pantin. Sa génitrice eut aussitôtla foudroyante révélation de la précocité intellectuelle du nouveau-né. Déjà facétieux,il poussa son premier vagissement en latin et, qui plus est,sur l’air de la Walkyrie. Interrogé quelques années plus tard, l’obstétricien de service fit un récit qui corrobora tout à fait les assertions de la parturiente. Ilaffirma même que « l’enfant contemplait ironiquement sa mère, laquelle, maîtrisant à grand peine la douleur de ses entrailles, tordait lamentablement son muscle orbiculaire pour lui adresser un sourire ». Mais c’est deux ans plus tard, un 29 février très exactement, que le génie du bambin apparut à son entourage dans sa véritable et époustouflante dimension.Alors que,vautré sur la table familiale, il annotait furieusement les deux tomes de l’Etre et le Néant, il déclara, dédaigneux : « Ce monsieur Sartre devrait relire Kierkegaard avant de le paraphraser éhontément ». Puis, repoussant d’un geste violent la louche de bouillie de manioc que sa mère lui tendait, il poursuivit sur un ton où perçait l’irritation : « L’existence n’a jamais précédé l’essence ou alors ça se saurait ». Si les avis des spécialistes diffèrent, il semble bien que le jeune Sédipropre eut, à ce moment précis, la révélation de sa vocation d’écrivain. La suite, chacun la connaît… Auteur prolixe, excellent aussi bien dans la satire féroce que dans le roman pour midinettes, Pierre Desproges a commis quelques écrits savoureux. Hélas, ce farceur impénitent a eu le mauvais goût d’interrompre des débuts prometteurs pour aller méditer dans une allée du Père-Lachaise sur la vanité de l’existence terrestre.On se consolera en se persuadant que les célèbres duettistes de la littérature, MM. Lagarde et Michard, l’accueilleront dans la prochaine mouture de leur ouvrage.
Les éditions Germes de barbarie n’ont pas attendu sa reconnaissance officielle et son accession au Panthéon des Lettres pour lui consacrer un opuscule qui a l’insigne qualité de ne pas s’apparenter à une mauvaise apologie post-mortem. Assurément Pierre Desproges aurait aimé.En une cinquantaine de pages, les auteurs offrent une quinzaine de textes et d’interviews imprégnés d’un humour et d’une dérision très desprogiens. Le récit de « la spectaculaire rencontre de Pierre Desproges, petit reporter au journal l’Aurore avec Sacha Guitry dans un commissariat, une nuit glacée de 1927 » est à lui seul un véritable morceau d’anthologie dont on ne saurait trop recommander la lecture.
[1]Pierre Desproges : Etat des lieux, revue Orage-Lagune-Express n°1, juin 1988.