Alors que l’on commémore cette année les 100 ans de la disparition du fondateur de l’Humanité, le président de la Fondation Jean Jaurès, Henri Nallet, s’est récemment distingué par une surprenante déclaration sur le site de l’Élysée. Selon lui, "les choix du président sont dans la continuité de ceux de Jaurès". Des propos incompréhensibles qui laissent pantois quiconque s’intéresse un tant soit peu à la pensée jaurésienne. Ceci d’autant plus, quelques jours après les annonces faites par Manuel Valls concernant son plan d’économie. En effet, l’action du président depuis son élection il y a deux ans, ne s’apparente en rien au socialisme prôné par le tribun du Tarn. Il suffit pour s’en apercevoir de relire les ouvrages et les discours de ce dernier et de s’attarder sur des sujets aussi importants que sont les retraites, la justice fiscale, la question du capitalisme, celle de la finance ou encore même celle de la lutte des classes.
Jaurès et la question des retraites
Il y a quelques mois, "au regard de la soutenabilité des finances publiques" (1), l’augmentation de la durée de cotisation était votée à l’Assemblée. Pour la première fois sous un gouvernement de gauche, l’âge de départ légal à la retraite était alors allongé. Peut-on voir dans cette "réforme" la continuité de l’action initiée par Jaurès ?
Le natif de Castres se bat pour les retraites ouvrières dès 1886 et son premier mandat de député. En 1910, Il est cependant critique envers la loi défendue par les radicaux. Il y voit malgré tout une avancée importante et se félicite de voir qu’ "un accroissement du taux progressif de l’impôt sur les successions sera bien prélevé sur la classe bourgeoise au profit des vieux travailleurs" (2).
Car aucun doute pour lui, c’est grâce à la répartition des richesses que le système des retraites doit être financé : "C’est une grande chose d’obliger le patronat à verser pour les retraites ouvrières, et la bourgeoisie possédante à remettre tous les ans, par l’impôt progressif sur l’héritage, 120 ou 150 millions, qui seront distribués tout de suite aux travailleurs de 65 ans" (3).
Pour Jaurès la loi sur les retraites est avant tout "un secours de dignité morale" car elle permettra aux travailleurs de se projeter dans l’avenir avec davantage d’espoir et de perspective. "Aujourd’hui, quand l’ouvrier de 40 ans voit passer à côté de lui un vieux de 60 ans sans abri, sans travail, sans retraite, mendiant, importun et méprisé, tout à coup (…) il se dit : C’est comme cela que je serai dans quelques années, et il y a vers lui un reflux d’abjection… Dès demain, si vous le voulez, par le vote immédiat de la loi, et par l’effort d’amélioration que nous ferons tout de suite, dès demain, tous les vieux relèveront le front, et tous les jeunes, tous les hommes mûrs se diront du moins que la fin de la vie ne sera pas pour eux le fossé où se couche la bête aux abois…" (4).
Ainsi, tandis que Jaurès se félicitait de voir le capital et la bourgeoisie contraints de participer au financement des retraites, François Hollande se félicite lui aujourd’hui de le faire peser davantage sur les français. Si le premier agissait avant tout pour la dignité des plus faibles, le second n’y pense pas un instant. Car en effet, la récente "réforme" qui fait passer la durée de cotisation à 43 ans, aura pour conséquence, au vu de l’importance du chômage des jeunes comme des séniors, de multiplier les retraites incomplètes…
Jaurès et la justice fiscale
Il y a plus d’un an, dans le but notamment de financer sa mesure en faveur de la compétitivité des entreprises, le gouvernement annonçait la hausse de la TVA. Ainsi, le 1er janvier 2014, le taux normal passait de 19.6% à 20%. Au même moment, alors que les chiffres du chômage atteignaient des records, on apprenait que les rémunérations des grands patrons français étaient encore en progression (+2.1% en 2012). Peut-on voir dans cette hausse de l’impôt la continuité de l’action initiée par Jaurès ?
Dès le début des années 1900, Jaurès évoque la nécessite d’un impôt sur le revenu (mis en place à partir de 1914). Pour lui, la justice fiscale est une nécessité : "Les impôts ainsi établis sur le grand revenu et le grand capital sont moins fatalement répartis et pèsent mois brutalement sur la masse que les impôts directs qui atteignent directement le consommateur ou le paysans sur sa terre et sur son sillon" (5).
Il réclame avant tout une réforme de l’imposition afin de pouvoir financer les lois sociales et ainsi faire vivre la République sociale: "Nous voulions qu’avant tout, l’impôt progressif et global servît à dégrever les petits paysans, les petits patentés, de la charge trop lourde qui pèse sur leurs épaules et nous voulions que ces ressources largement réalisées servent aussi à doter vraiment et substantiellement les grandes œuvres de solidarité sociale, faisant de la simili-assurance contre la vieillesse une réelle assurance sociale contre l’invalidité, contre la maladie, contre le chômage, développant les entreprises de logements sains et à bon marché pour arracher les travailleurs à la misère des taudis. Voilà à quoi nous destinions le produit de ces grands impôts sur la fortune, sur le revenu et sur le capital" (6).
Aujourd’hui pourtant, c’est tout l’inverse que réalise François Hollande en faisant peser sur la totalité des français le financement de mesures en faveur du capital. Des solutions concrètes pour parvenir à davantage de justice fiscale existent pourtant : augmentation du nombre de tranches d’impôt sur le revenu, mise en place d’un salaire maximum, suppression des niches fiscales…
Jaurès et le système capitaliste
Le 26 avril 2013, l’Assemblée adoptait le projet de loi sur la "sécurisation de l’emploi". Transcription d’un accord signé entre le Medef et des syndicats minoritaires, celui-ci prévoit notamment de faciliter les licenciements ou encore de réduire les délais de recours et la possibilité d’aller en justice. Une mesure qui vient allonger une longue listes de dispositions établis en faveur des entreprises. En effet, plutôt que s’en prendre au coût du capital, François Hollande a décidé de pointer du doigt celui du travail. Peut-on voir dans une telle politique la continuité de l’action initiée par Jaurès ?
Pour Jaurès, "la politique n’a de sens et de valeur qu’appliquée à résoudre le problème social" (7). Ainsi, il s’oppose farouchement au système capitaliste, responsable selon lui de l’injustice sociale et de l’exploitation des travailleurs, mais aussi aux lois qui assure sa pérennisation. "Il y a tout un ensemble de lois destinées à protéger l’iniquité fondamentale de notre société ; il y a des lois qui consacrent le privilège de la propriété capitaliste, l’exploitation du salarié par le possédant. Ces lois, nous voulons les rompre, et même par la Révolution, s’il le faut, abolir la légalité capitaliste pour faire surgir un ordre nouveau. Mais à côté de ces lois de privilège et de rapine, faites par une classe et pour elle, il en est d’autres qui résument les pauvres progrès de l’humanité, les modestes garanties qu’elle a peu à peu conquises par le long effort des siècles et la longue suite des Révolutions" (8).
Pour que la République politique aboutisse à la République sociale, comme le souhaitait Jaurès, elle doit permettre au peuple d’acquérir la souveraineté économique, ce qui, à l’époque comme aujourd’hui, n’est alors pas le cas : "Dans l’ordre politique la nation est souveraine et elle a brisé toutes les oligarchies du passé ; dans l’ordre économique, la nation est soumise à beaucoup de ces oligarchies (…). Au moment même où le salarié est dans l’ordre politique, il est dans l’ordre économique réduit à une sorte de servage. Oui au moment où il peut chasser les ministres du pouvoir il est, lui, sans garantie aucune et sans lendemain chassé de l’atelier" (9).
Il est intéressant de constater que face au système capitaliste, à sa violence, à ses outrances, Jaurès juge inefficace l’action de la sociale démocratie allemande : « Le socialisme d’État accepte le principe même du régime capitaliste : il accepte la propriété privée des moyens de production, et, par suite, la division de la société en deux classes, celle des possédants et celle des non possédants. Il se borne à protéger la classe non possédante contre certains excès de pouvoir de la classe capitaliste, contre les conséquences outrées du système. (…) Le socialisme d’État est une sorte de pessimisme social" (10).
Les mesures prises hier par le gouvernement Ayrault, comme celles prisent aujourd’hui par celui de Manuel Valls, vont ainsi à rebours de la pensée jaurèsienne. Transfert de la souveraineté budgétaire à la Commission européenne (TSCG), hausses ridicules du Smic, vote du projet de loi sur la "sécurisation de l’emploi", mise en place du Pacte de responsabilité, trahison des ouvriers de Florange, l’action de François Hollande s’assimile très clairement à ce que Jaurès appelait le socialisme d’État. Une politique, qu’il jugeait lui-même comme "une sorte de pessimisme social". Y voir la continuité de sa pensée et de son action est donc une véritable supercherie.
Jaurès et la lutte des classes
Tout le monde a en tête les propos tenus par Jérôme Cahuzac ou Fleur Pellerin au sujet de la lutte des classes. Ceux-ci sont symptomatiques du tournant idéologique pris par le PS depuis bien des années. Un virage symbolisé notamment par l’abandon des ouvriers de Florange et la fermeture des hauts fourneaux, malgré les promesses du candidat Hollande. Un parti ayant rayé de son vocabulaire comme de sa réflexion la question de la lutte des classes peut-il cependant s’inscrire dans la continuité de Jaurès ?
N’en déplaise à Nicolas Sarkozy, la lutte des classes était bien une réalité indubitable pour Jaurès. C’est d’ailleurs par ces mots qu’il démarra il y a cent ans, le 18 avril 1904, le premier éditorial de l’Humanité : "L’humanité n’existe point encore ou elle existe à peine. À l’intérieur de chaque nation, elle est compromise et comme brisée par l’antagonisme des classes".
Cet antagonisme, il est pour Jaurès le résultat d’un système, le système capitaliste : "Il y a une constatation de fait, c’est que le système capitaliste, le système de la propriété privée des moyens de production, divise les hommes en deux catégories, divise les intérêts en deux vastes groupes, nécessairement et violemment opposés (…). Entre les deux classes, entre les deux groupes d’intérêts, c’est une lutte incessante du salarié, qui veut élever son salaire, et du capitaliste qui veut le réduire ; du salarié qui veut affirmer sa liberté et du capitaliste qui veut le tenir dans la dépendance" (11).
Contrairement donc aux socialistes qui nous gouvernent aujourd’hui, il voit dans son parti, le Parti socialiste, un parti d’ "opposition profonde" à ce système et donc un organe plus que jamais impliqué dans la lutte des classes. Pour en finir avec elle, il souhaite donc en finir avec le capitalisme : "Il n’y aurait pas de lutte de classe (…) si les travailleurs pouvaient attendre leur libération de la classe capitaliste elle-même, de la classe privilégiée elle-même, cédant à une inspiration de justice" (12).
Jaurès propose ainsi "d’éclater les cadres du capitalisme" en introduisant dans la société "des formes nouvelles de propriété, à la fois nationales et syndicales, communistes et prolétariennes". Il est selon lui nécessaire de s’attaquer à la question de la propriété afin de préparer "une société nouvelle" : "L’heure est venue en effet où le problème même de la propriété peut et doit être porté devant le Parlement, non plus par de simples déclarations théoriques, mais par de vastes projets précis et pratiques, où la socialisation nécessaire et rapide d’une grande partie de la propriété capitaliste, industrielle et foncière, prendra une forme juridique et économique définie" (13).
Un parti tournant le dos à la lutte de classe (14) et ne remettant pas en cause un instant la question de la propriété privée des moyens de production ne peut pas décemment se dire socialiste. En effet, se réclamer de Jaurès est une chose. Agir en conséquence en est une autre. Par ses paroles comme par ses actes, l’actuelle majorité gouvernementale s’écarte chaque jour un peu plus du chemin tracé par le fondateur de l’Humanité.
Jaurès et le monde de la finance
"Mon véritable adversaire, c’est le monde de la finance". Voilà ce qu’avait déclaré François Hollande durant la campagne présidentielle. Deux ans après l’élection, ses propos restent des incantations. En effet, rien, absolument rien, n’a été fait pour enrayer la spéculation financière. Pire, le gouvernement a depuis décidé de balayer un amendement de l’Assemblée nationale sur le budget 2014 prévoyant pourtant le durcissement de la taxe sur les transactions financières. Entre temps, l’affaire Cahuzac a balayé tout espoir d’un abandon des conflits d’intérêts entre le monde politique et les puissances de l’argent. Face à un tel état des choses, peut-on décemment estimer que l’action de François Hollande s’inscrit dans la continuité de celle de Jean Jaurès ?
La Troisième République a malheureusement elle aussi connu son lot de scandale politico-financier. Le plus emblématique d’entre eux reste très certainement le scandale de Panama qui éclate en 1892. Durant cette affaire Jaurès s’en prend vivement à « l’influence abusive et corruptrice de ces puissances d’argent ». Il exprime alors sa volonté farouche de s’opposer à ce qu’il nomme « l’État financier » et juge « lamentable de ne pas entreprendre la lutte contre cette puissance qui détient les chemins de fer, les banques, toute les grandes entreprises » (15).
Quelques mois plus tard, en 1894, lors du débat sur les lois scélérates, il pointe du doigt la collusion entre le monde politique et le monde de la finance et met ses collègues de la Chambre face à leurs responsabilités en ce qui concerne les troubles sociaux qui agitent alors le pays. Il accuse en effet une partie d’entre eux de favoriser, de par leurs relations avec le monde de la finance, la violence et le désespoir et dénonce "la confusion croissante de la politique, de la finance et de la presse" :
"Il faut plus, messieurs : il faut que vous regardiez en face le mal, le mal tout entier, dans son origine, dans son principe premier ; il faut que vous voyiez comment, depuis quinze ans, a été inoculé peu à peu au régime républicain ce virus politico-financier (…). Je dis qu’on ne peut pas défendre la République contre l’aristocratie des puissances financières constituées, lorsque l’on se rencontre dans la coulisse, pour les autres affaires, avec les mêmes financiers" (16).
Pour lutter contre ce qu’il nomme "les pièges des financiers", Jaurès souhaite qu’aux indignations des uns et des autres viennent s’ajouter des actes : "Il ne suffit pas d’apporter ici des protestations indignées (…). Il ne suffit pas de flétrir et de dénoncer les scandales, il faut dire encore comment on entend les déraciner et en empêcher le retour" (17).
Comment lutter efficacement contre la finance ? Voilà une question que l’on pourrait aisément poser à l’actuel président de la République tant son bilan se réduit aujourd’hui à des incantations. Sur ce sujet comme sur tant d’autres, François Hollande ne s’inscrit en rien dans la continuité de Jaurès. Scandales politico-financiers, absences de mesures permettant de lutter contre le monde de la finance, refus d’augmenter la taxe sur les transactions financières, son action s’apparente là encore davantage à ce que Jaurès dénonçait qu’à ce qu’il préconisait.
(1) Tome 1 du « Rapport économique, social et financier » du ministère de l’Économie et des Finances.
(2) La Dépêche, 10/01/1910.
(3) La Dépêche, 14/02/1910.
(4) Discours à la Chambre, 08/02/1910.
(5) Discours du 24/10/1913 à Limoges.
(6) Discours du 24/10/1913 à Limoges.
(7) La Dépêche, Février 1890.
(8) L’intérêt socialiste, article introduisant l’ouvrage Les preuves, 1898.
(9) Discours à l’Assemblée nationale, 21/11/1893.
(10) Socialisme et liberté, La Revue de Paris, 1898.
(11) Discours du 26/11/1900 à Lille.
(12) Cahiers de la quinzaine, 13/10/1901.
(13) Socialisme et liberté, La Revue de Paris, 1898.
(14) Il est à ce sujet intéressant de constater que la question de la lutte des classes est totalement absente de l’exposition actuellement consacré à Jaurès aux Archives nationales (Paris).
(15) Discours à la Chambre, 08/02/1893.
(16) Discours sur les lois scélérates, juillet 1894.
(17) Discours à la Chambre, 08/02/1893.