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L’année de la joie (6)

Par Montaigne0860

Alors que je passais ma main entre ses omoplates, le long des épaules puis de l’épine dorsale frôlant de mes phalanges allègres le grain de sa peau tapissée de taches d’automne, elle supplia de venir encore et nous étions si proches que la mélodie des lèvres franchit en écho les longues secondes de notre étreinte, vaste champ s’élargissant du lit au Chemin puis à l’univers et, le vertige aidant, nous serrâmes nos mains en écartant les doigts nous épousant les paumes pour être sûrs de l’harmonie des corps, harpe et clarinette, l’un étonnant l’autre dans son souffle différent qui s’abolissait au fil des minutes, des heures, basculant dans la semblance des regards grimés de larmes jamais jetées ainsi au long de notre vie et là soudain coulant en source juste dans la pitié de soi qui se donne en sons liquides, regard musical et souffle visible, sa main tout à coup serrant mes épaules pour s’assurer que c’est moi, la douce clarinette, le chat de velours, et moi traversant ses cheveux rouillés pour lui faire rendre gorge des mille éclats de l’antique machine aux cent cordes glissées, cette mer de cheveux s’effondrant sous mes mains affolées de n’être plus tout à fait en prise, mystère de nos voix qui se croisèrent alors et combien de tempêtes, des jours et des jours, gigue infatigable de l’étreinte que l’on se devait de cultiver .

Équilibrés, nos souffles se jettent aux lèvres inconnues dans l’illusion de la proximité (peau, harpe du corps) jusqu’au plus près des serrements vibrés que rien ne vient calmer, ni la voix de l’un à l’autre, ni les mines empruntées aux prières et pourtant saturées de chair, amour s’écrivant avec la présence, c’est la mère qui hante, c’est la main qui creuse, mouvement malice des rives de la bouche, maestoso, dévorant vers l’abri des épaules le grain sinueux des arias de l’étrange, vite la part offerte à l’avidité des bras, clarine des échos répercutés dans l’ébène, graves haleines de toi, rêveries risquées du glissando au long des collines amusées d’être vues dans l’abri des draps qui épongent nos sueurs, brumes et vertus de l’enfance remontant les décennies dans la pleine obscurité des lames du volet roulant qui orne l’intime, la pudeur et cache les chevilles croisées ; le voyage immobile nous porte sur les laisses d’un océan premier, roulement martelé du temps qui monte, se plie, s’abaisse et portés sur les couvertures d’un conte oriental, les rires-cordes filant vers l’aigu à profusion dans le sable des notes arpégées voici qu’un qui es-tu, émis du monde du silence, enveloppe de son ressac chaud, solidarité mystérieuse, nos corps longtemps tressés.

Le vert et le brun des pupilles malgré les nuits ne s’épuisa jamais, ses cils s’aboutèrent aux miens, par centaines les heures me reviennent où elle fut contre moi, rhapsodie éclaboussée de feu, étincelles qu’on ravive sous l’haleine des lèvres qui serraient l’anche et la langue pour te chanter alors que tu faisais grincer les cordes exposées au vent qui mord, tes doigts enfin dénoués de mes mains calculant ce qui m’allait et tu chantais que nous allions bien ensemble au Chemin, notre chance, ce côte à côte dans la mer des collines perdues, tous ces jours où nous vécûmes non pas heureux, ce serait trop peu, nous étions une sonate unique, cette affaire de survivre hors le temps, peau contre peau, doigtés subtils de l’amour qui rougeoyait, menaçant gravement de ne s’éteindre jamais et qui en effet même aujourd’hui s’attarde au printemps de ma mémoire, dérision de l’hiver neuf vaincu par notre corps à corps.

Les heures brûlèrent entre orchestre et frissons : le matin allait aux autres, répétitions, et le reste et la nuit nous arrachaient au monde. La pluie ininterrompue avait beau ennuager jusqu’aux sillons sa noire déveine, nous tournions nos dos nus à son entêtement : porte fermée, rien n’arrivait plus que la verdeur des bras et la rosée des lèvres. La bise nous entourait de ses grêles et de sa neige fondue portées par les murailles du ciel ; en vain nous soufflait-elle aux vitres, nos bras la repoussaient.

Le métier en pâtit et si le chef après les répétitions ou les concerts ne dit pas un mot de mes altérations dérapées ni des anticipations toutes d’étourderies de la harpiste, je me souviens qu’un jour pourtant il s’immisça brutalement entre nous alors que nous sortions de l’auditorium : « Dites donc, fit-il en nous prenant par les épaules – aigle gigantesque – vous savez que j’ai l’oreille absolue. » Je crus qu’il allait me reprocher mes approximations sonores, mais il reprit : « Or, mon oreille résonne de cris grossièrement érotiques depuis votre creux d’amour. Ça ne peut pas durer. » Il lâcha nos épaules, saisit ses lunettes d’écaille qu’il frotta du bord de la chemise après les avoir embuées entre ses lèvres de prédateur : « Vous, si vous ne nous aviez pas guidé jusqu’ici, je vous aurais déjà rétrogradé, vous et votre travail de porc… pas moins de trois entrées ratées ! Quant à toi la harpiste tu sais la raison de mon indulgence provisoire ! » Il remit ses lunettes en place. « Vous avez pris mes instructions un peu trop à la lettre, petits voyous. Raréfiez vos étreintes ! C’est un ordre. Et méfiez-vous, si vous me trompez, mes tympans eux jamais ne me trompent. » Il nous poussa dans le dos comme pour nous précipiter dans le vide.

Me reste de ce moment le visage effrayé de mon inséparable : « Oh, sa grosse patte sur mes épaules ! On change de chambre. Maintenant tu viendras chez moi. » Sa voix est minuscule, un souffle détimbré, ses mains hésitent sur ma poitrine, elle me parle sans doute, elle dit même peut-être des choses importantes, mais voilà que je découvre ses lèvres comme si je les avais jamais vues, elles implorent et chantent un sourire d’abîme sur le temps posé vers l’avant de nos vies. Je l’embrasse à pleine bouche, esquisse trois petits bouts de chanson, elle m’interrompt : « Tu ne m’as pas écouté ? – Non. – C’est peut-être mieux comme ça. Même s’il nous faut changer de lieu et d’habitudes, ne me laisse pas. » En la serrant je m’aperçois qu’elle tremble, ce que dans mon aveuglement je mets sur le compte de la tendresse.

Je n’avais jamais vu sa chambre à l’opposé de la mienne. Perchée dans les hauteurs de l’hôtel, elle dominait le lac ; la cathédrale au-delà avançait ses mines et je crus deviner les animaux tordant leurs cols hors de l’alignement des tours. Je plissai les paupières pour les lire à travers la croisée glacée. Une voix revint : « Il n’est aucun mystère, dit le petit bassoniste, ces bêtes de labeur sont ce que nous avons de plus précieux. Le travail les a rigidifiées pour les millénaires ; l’esprit venu de la terre par le travail et porté vers le ciel, connais-tu plus bel exemple de l’œuvre ? » J’entends l’ardeur de ses graves et comme je m’attarde sur le silence que ce souvenir mobilise, le chuchotis de la belle s’avance : « À quoi tu penses ? » J’évoque l’œuvre, les bœufs.

Elle siffle entre ses dents, s’assied devant la harpe de travail, joue une courte pièce de sa composition, se renverse et énonce clairement, comme un titre : « Ce que tu dis de l’œuvre. » Elle agite ses boucles de feu pour se défaire du rêve et lance soudain : « Nous allons consacrer nos après-midis au travail !  –  Pour l’œuvre d’amour, nous garderons les nuits », dis-je aussitôt.


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