MON ONCLE JULES
(d'après Maupassant)
Chaque dimanche, en voyant
Entrer au port le grand navire
Qui revenait des Amériques,
Mon père, dans un demi-soupir,
Prononçait : « Et si Jules était là-dedans,
Ce serait une surprise magnifique ! »
Mon oncle Jules s’était mal conduit,
Vraiment très mal conduit.
Il avait mangé tout l’argent
De mes grands-parents
En se montrant un invétéré noceur,
On l’avait expédié à New-York.
C’est ainsi qu’on agissait alors.
Là-bas, il s’était établi restaurateur,
Espérant pouvoir rembourser ses parents.
Mais Jules n’y parvint jamais.
Il leur avait écrit pourtant :
Quand je rentrerai
À Etretat
Votre situation changera.
Alors les dimanches, au port,
Dès qu’on apercevait de loin un passager du bord
Agiter son mouchoir,
On s’attendait à le voir.
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Ma sœur s’est fiancée le jour de ses vingt ans.
Pour fêter l’événement,
Mes parents avaient organisé
Un petit voyage à Jersey.
Sur le bateau, un matelot en guenilles
Vendait des crabes et des étrilles.
Il attira l’attention de mon père.
Il l’a regardé un instant faire
Puis a balbutié :
-« C’est singulier
Comme cet homme ressemble à Jules. »
Ma mère, interdite, lui demanda :
-« Quel Jules ? »
Mon père précisa :
-« Mais,…mon frère !
Si je ne le savais pas au-delà des mers,
Je jurerais que c’est lui. »
-« Tu es fou. Ça ne peut pas être lui.
Pourquoi dis-tu ces bêtises-là ? »
Mais mon père insista :
-« Va donc le voir. J’aime mieux
Que tu t’en assures de tes propres yeux. »
Quand ma mère revint, elle tremblait :
-« Va te renseigner, s’il te plait,
Auprès du capitaine. Surtout, pas d’impair !
Que Jules ne nous retombe pas sur les bras ! »
Le capitaine raconta
À mon père :
-« Je l’ai trouvé à New-York l’an dernier.
Et je l’ai rapatrié.
C’est un vagabond français, un miséreux.
Il avait au Havre, m’a-t-il dit, quelques parents
Mais ne voulait pas retourner chez eux
Car il leur devait beaucoup d’argent.
Il parait aussi qu’il a été riche là-bas. »
-« Ah !...fort bien. Cela ne m’étonne pas ! »
Répondit mon père
Qui se rapprocha ensuite de ma mère :
-« C’est bien Jules ! »
-« J’ai toujours pensé
Que ce voleur nous retomberait sur le dos ! »
Afin de ne pas le rencontrer,
Nous sommes rentrés de Jersey
Par un autre bateau, celui de Saint-Malo.
Depuis, je n’ai jamais revu le frère
De mon père.