Magazine Poésie

[reportage] Le Festival POEMA des écritures poétiques contemporaines, par Jean-René Lassalle

Par Florence Trocmé

Le Festival POEMA des écritures poétiques contemporaines  
compte-rendu de Jean-René Lassalle 
 

Le Festival POEMA se déroule de janvier à juin 2014 en région Lorraine et plus loin. Sous-titré « Évènement autour des écritures poétiques contemporaines », il est impulsé par Sandrine Gironde, coordonné en plus par Marie-Noëlle Brun et Anne-Margrit Leclerc (toutes trois metteuses en scène), et assisté par un chargé de mission en médiathèques, le poète Franck Doyen.  
Son but est de « mettre en lumière la poésie actuelle dans toute sa diversité », dans une époque où elle a souvent peu de place, et dans une région où une manifestation littéraire de cette ampleur est sans doute une première. 
 
1. Décentrement en Lorraine et Luxembourg 
Ainsi donc : nombreuses lectures très différentes, stands de livres rares et rencontres humaines si on le désire, en poésie, ou ce que recouvre ce terme ouvert vers « l’art du langage » contemporain. 
Le festival a aussi détourné quelques bibliobus qui portent les livres dans de petites villes sans bibliothèque. Entre les rayons du « poemabus » un poète attendait les emprunteurs. N’importe quel auteur n’aurait pas ici été à sa place mais les deux choisis, Edith Azam et Rémi Checchetto ont une approche sensible et humaniste, et leurs lectures à la descente du bus, annoncées par la presse locale, se sont déroulées devant une petite assemblée intéressée.  
De plus POEMA a passé commande à de jeunes artistes pour transposer les textes de certains poètes présents en les mettant en voix sur une scène de théâtre. Des trios diseur/ danseur/ musicien ont animé les mots de Christian Prigent, Anne Kawala ou Cécile Mainardi. Si la poésie a sa propre musique de langage, le risque est d’en y superposer artificiellement une autre, mais l’extension d’un ou une poète peu entendu(e), la verve expérimentale et la volonté de faire travailler en commun des artistes de médias différents sont sains. 
Le partenariat débordait ensuite vers le Luxembourg dans un lieu magnifique, la Kulturfabrik de Esch, ancien abattoir en briques rouges (dont il ne reste rien de visible sinon quelques crochets transformés en porte-manteaux), espace découplé sur plusieurs scènes et à l’agenda culturel copieux emmené par un directeur énergique, Serge Basso. Cela s’ouvrait par une table ronde sur la traduction de poésie où, malgré la légendaire trahison et l’impossibilité due à l’irréductibilité présumée des langues, on reconnaissait qu’on ne doit humainement pas se priver de s’enrichir des grands poètes chinois, russes ou arabes : c’est ce que nous permettent les traducteurs en interprétant-recréant leurs musiques de mots originelles vers notre langue maternelle. Le lendemain trois spectacles offraient de belles rencontres : Edith Azam avec sa voix collant aux circonvolutions de ses textes tout en nerfs, un spectacle de Fabienne Gay sur l’écrivaine interdite en RDA Helga Novak, et une performance d’une poète électro-acoustique de Genève, Cosima Weiter, nécessitant un fin réglage sonore. 
Enfin – nous ne pouvons présenter ici qu’un mince compte-rendu de ce vaste festival -, à la médiathèque d’Epinal avait lieu une lecture à deux poètes en alternance qui, gardant leur propre univers, étaient assez réceptifs pour s’incliner momentanément devant l’autre. Deux voix différentes : lunaire et performante pour Patrick Dubost, attentive à la fragilité sociale pour Valérie Rouzeau. S’y ajoutait le dédoublement de Patrick Dubost en son hétéronyme art naïf/brut : « Armand le Poète », qui écrit dans une cursive enfantine (exposée dans la bibliothèque) de petits aphorismes d’amour sur bouts de papier déchirés qu’il cède à toutes personnes du public en les leur déclarant. 
 
2. Le festival à Nancy 
Un sommet de POEMA était le long week-end de lectures à la scène nationale du CCAM (Centre Culturel André Malraux) de Vandœuvre-lès-Nancy. J’ai malheureusement manqué le vendredi soir Charles Pennequin, dont on sait les performances anarchistes au tonique pessimisme combattif parfois d’une tendresse mélancolique. 
Le programme du samedi 29 mars comprenait les noms suivants…  
. Sébastien Lespinasse : Performeur de poésie orale pensée dans une lignée qui comprendrait Kurt Schwitters ou Gherasim Luca, il ponctue ses textes hachés de bruits de bouche et souffles rauques comme le grain concret des voix qui l’agitent, parfois drôlatiques, parfois philosophiques. Il y a trouvé sa propre originalité, quand son visage mangé de tics et hoquets tente de dire : « comment / faire le deuil / de ce qui / n’a jamais existé », polysémie où l’on se demande s’il parle de deuils impossibles car fantasmés, ou du malheur de ne pas considérer toutes les virtualités encore irréelles. 
. Anne Kawala : Elle proposait un puzzle qu’on pourrait situer dans une pratique actuelle d’artistes employant l’écriture poétique, ce qui engendre une manipulation plus libre de la langue, prise d’abord dans sa plasticité pour ensuite chercher du sens, au contraire de ces poètes qui partent d’abord de l’écriture-sens pour lui chercher une forme. Parfois l’œuvre éclatée semble se perdre au long de fils incongrus, mais Anne Kawala a relié par la narration semi-absurde d’une exploratrice qui emmène son enfant dans l’arctique, implosant et explosant en digressions, où la langue cale sur un mot démultiplié en variations de sons similaires, où le texte passe imperceptiblement du français à l’anglais, jouant de 2 micros à timbres de voix différents, work in progress dont on peut attendre de futures surprises. 
. Frank Smith : Il a d’abord lu son livre Gaza, d’ici-là (Al Dante), témoignage quasi journalistique de la vie de familles palestiniennes de cette région, tourmentées par de jeunes soldats israéliens qui perdent leurs nerfs dans l’ambiance de guerre. C’est un récit souvent insoutenable, étrangement écrit en vers rythmés avec des refrains obsédants, et qui à la lecture est fluidifié par la voix claire, étonnamment calme de l’auteur. Certaines phrases évoqueraient presque les Psaumes hébreux, avec un contenu tragiquement à l’opposé. Cette première partie à l’émotion rentrée a été contrastée par la lecture d’une deuxième œuvre en cours de l’auteur, de beaux sonnets abstraits où un lyrisme réapparait, désincarné méditatif, loin des échos de guerre qui résonnaient encore. 
. Christian Prigent : Il était accompagné de l’actrice Vanda Benes, pour une lecture à deux voix chargées d’énergie, propulsant son univers des Enfants Chino (P.O.L), épisodes d’une vie de gosse dans son tragicomique et ses bassesses, comme racontés par un bonimenteur à bagou délirant et majestueux, suivant de longues phrases jusqu’au bout du souffle, martelées magnétisant tout le corps vibrant de Prigent dans le tumulte d’une langue qui s’accroche aux fonds de sa chair. La venue de Christian Prigent était emblématique de la diversité expérimentale du festival, pour cet homme qui s’est tant battu dans sa revue TXT pour faire reconnaitre les avant-gardes, et qui a indirectement influencé nombre de poètes de l’extrême contemporain. 
. Sébastian Dicenaire : Il a commencé par une mini-conférence établissant le contexte actuel de la poésie : la planète est capitaliste et privilégie la compétitivité, l’efficacité et la rentabilité ; or la poésie ne s’intéresse pas à ces trois critères donc elle résiste, CQFD. Puis il a développé le dialogue ironique de deux bellâtres infantiles de série TV sur fond de musique électronique, où l’héroïne apparemment clonée devient bizarrement touchante lorsqu’elle répète « où est mon corps d’autrefois ? » 
 
Le dimanche 30 mars s’ensuivaient : 
. Lucien Suel : se définissant comme « poète ordinaire », imprégné des mondes ouvriers du Nord comme du souffle extatique des beatniks américains, il offre des poèmes parfois d’une douceur émouvante où les plans de sens se croisent en collages. Ainsi dans une simple litanie en sorte de danse macabre flamande, il énumère les os de personnes peut-être aimées tout en broyant lentement d’une main une bouteille plastique qui craquète comme des os brisés. Pour sa « Rose des Vents » il se place sur une boussole dessinée sur le sol et tourne peu à peu déclamant vers chacune des directions, lisant un grand poème visuel en éclats de texte (aux vents ?) sur une affiche dépliée entre ses mains (publiée chez Contre-Mur), que l’on entrevoit dans ses pétales graphiques quand sa position nous est de dos. En dernier il récite dans une langue picarde insolitement compréhensible un de ses plus connus, sur Patti Smith. 
. Bernard Noël : Il est bien sûr un des vivants poètes français célèbres, qui continue à écrire chez les grands (Gallimard) comme les petits éditeurs (Sonnets de la mort chez Fissile). Sa voix digne née en 1930 pose avec assurance la présence d’un esprit qui passe de l’anecdote peinée, un travail avec un ami disparu (Mathieu Bénézet) qui voulait thématiser la « haine de la poésie », à une errance en pensée qui dissout un à un les critères de la « haine » pour laisser apparaître la possibilité du poème, musique de mots critique et humaine. 
. Cécile Mainardi : Elle nous fait partager deux de ses textes, l’un sur les coulures et changements d’état (gaz, flux, glace) d’une « eau » mystérieuse, l’autre sur la déconstruction de l’acte du baiser (dont un avec une humanoïde). Une belle écriture d’un lyrisme abstrait qui devient sensualité abstraite ou abstraction sensuelle (qu’est-ce donc que « l’eau super-liquide » ?) 
 
3. Diffusion de la poésie 
Plusieurs tables rondes alimentaient la réflexion, écoutons par exemple celle sur la question de la diffusion. Frédéric Jaffrenou désire « banaliser » la poésie dans sa librairie (L’Autre Rive à Nancy), c’est-à-dire qu’avec ses clients, il cherche autant à discuter sur Ossip Mandelstam que sur des romans actuels. Jean-François Manier, éditeur de Cheyne, déclare qu’au contraire d’un éditeur plus généraliste, il a et prend « le temps » pour ses livres, qui ne disparaissent pas d’un stand après trois mois de promotion. Selon Magali Brazil, directrice de la très active Maison de la Poésie de Nantes, la poésie vivra toujours, et si on assiste à un développement de nouveaux supports ou modes (internet, édition numérique, lecture publique, spectacle mêlant médias), ceux-ci s’ajoutent et coexisteront avec le livre. Yves Di Manno, directeur de la collection de poésie contemporaine chez Flammarion a l’impression qu’un lieu de la vie de la poésie, les revues, est en train de disparaître – il a quand même eu le courage et la folie d’anthologiser celle du Jardin Ouvrier. Et cependant quelques intéressantes revues continuent, et le terreau paraît s’être déplacé vers les blogs du web, comme le montre l’activité du poète Lucien Suel. L’éditeur d’Al Dante, Laurent Cauwet, ajoutera après cette table qu’il reste à l’écoute des poètes eux-mêmes pour trouver des modes de diffusion appropriés. 
 
Franck Doyen confirme qu’un festival est aussi un mode de diffusion, POEMA s’occupant de défense et illustration de la poésie, en utopiste réaliste, proposant une ligne de force, qui cherche, anime, réunit partenaires différents (librairie, médiathèque, théâtre, école, musée, association) auprès des écritures contemporaines exploratrices, et fournit au public des rencontres à hauteur d’homme autour des évènements. 
 
En attendant de savoir si POEMA deviendra biennale, le festival continue d’avril à juin avec Sylvie Nève, Ariane Dreyfus, Christophe Manon et beaucoup d’autres :  
 
[Jean-René Lassalle] 
 
programme de POEMA 
blog du festival 
 


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