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Le sujet antillais photographié (Sachy Labrada Armas)

Publié le 17 avril 2014 par Aicasc @aica_sc

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Pour lire la présentation du projet Théorie et critique d’art en Caraïbe, cliquez sur ce lien

La photographie artistique fit irruption avec force dans la région des Antilles à partir des années 1960. Les îles qui composent les Caraïbes hispaniques prirent les devants dans le développement de cette pratique artistique , surtout Cuba, dont la tradition photographique est vaste et importante. Dans ces territoires, elle avait une projection sociale marquée, et fonctionnait comme le reflet de leurs situations politico-sociales complexes. Peu à peu, d’autres enclaves insulaires vinrent s’incorporer à la trajectoire suivie par Cuba, la République dominicaine et Porto Rico, qui n’avaient rien à envier à leur qualité formelle et à leur profondeur conceptuelle. D’une certaine manière, la photographie contemporaine rompit au cours de ces années avec le décalage historico-artistique qui caractérisait le développement de l’art photographique dans les Caraïbes insulaires. Elle atteignit un degré important d’homogénéité dans les îles les plus importantes, se manifestant de surcroît dans les thématiques abordées par les artistes, généralement associées à des problématiques communes aux territoires de la région, outre leurs décalages logico-historiques.

Jusqu’aux années 1980, la photographie connut un processus de revendication et de reconnaissance comme expression artistique autonome. La Biennale de La Havane prit précocement sa place dans ce paysage, incluant l’art photographique dès sa première édition en 1984 et lui accordant la même importance que les autres manifestations plastiques. Ce méga-événement surgit comme une alternative au manque de visibilité des productions artistiques du Tiers Monde, à partir de la périphérie. C’est pourquoi il devint une plateforme fondamentale pour la divulgation et la projection internationale de l’art de la région, en particulier des Caraïbes, région caractérisée par une dimension périphérique accentuée.

L’évolution de la Biennale de La Havane confirme la prépondérance d’une photographie libérée de ses moyens traditionnels, diversifiée vers d’autres manifestations artistiques, plus adaptée peut-être aux nécessités discursives des artistes caribéens contemporains. Cependant, cela ne l’empêche pas d’inclure des artistes qui utilisent la photographie sur support traditionnel comme moyen d’expression, et qui le font avec originalité et une grande capacité de problématisation du social, à partir du langage propre à l’art photographique.

Dans les îles des Caraïbes, la photographie se caractérisait par un cheminement dans l’ordre thématique, qui allait depuis le traitement d’importants thèmes généralement associés à des processus sociaux ou politiques jusqu’à la représentation de secteurs historiquement marginalisés. À partir de ceux-ci, les photographes antillais abordèrent les problématiques centrales de l’être et de la société caribéenne insulaire telles que l’identité, la mémoire, la migration et la marginalité. Dans le milieu institutionnel, la différence résidait dans le fait que les pays de langue espagnole disposaient d’institutions spécialisées dans cette langue, alors que dans le reste des îles, le processus était plus large, car il était courant que des galeries d’art prêtent des espaces pour des expositions photographiques.

L’art photographique a joué un rôle essentiel dans la construction de l’image visuelle des Caraïbes. Les photographies publicitaires et touristiques mettent en avant la mer et les plages, le soleil et les paysages comme attraits principaux et caractères distinctifs des îles caribéennes. Mais pour les artistes insulaires, ces espaces ne sont pas paradisiaques. Bien au contraire, ce sont des territoires extrêmement complexes, convertis en objets d’investigation et de représentation visuelle.

L’homme ordinaire, avec ses conflits quotidiens, est devenu le centre d’intérêt des photographes des îles des Caraïbes. L’individu devient sujet lorsqu’il réalise des processus subjectifs déterminés à partir desquels il se définit avec des caractéristiques particulières, différentes des autres, et faisant partie d’un lieu et de contextes définis. La construction visuelle du sujet antillais (être symbolique par excellence de ces régions antillaises) répond d’une certaine façon à cette idée, mais à l’inverse. À partir d’aspects spécifiques, les artistes ont exprimé et remis en question avec une dimension critique l’identité individuelle de ce sujet. À son tour, cette identité devient collective, tandis que les images montrent la relation étroite du sujet avec la société et l’environnement, exprimée comme un aspect symbolique de l’œuvre. L’identité, représentée comme un processus complexe de construction subjective, et le sujet, comme son porteur conscient, mais inachevé.

Les photographes antillais participant aux Biennales de La Havane, qui avaient comme thème central l’être humain, l’individu, examinent ses contextes et ses problématiques essentielles. À travers leurs œuvres, ils établissent différents niveaux relationnels avec le sujet, à savoir : avec la société et l’environnement. Certaines pièces de plusieurs artistes invités à la Biennale de La Havane révèlent des aspects thématiques ou visuels qui acquièrent une autre dimension de par leur contexte sociohistorique et artistico-culturel.

Déguisements : discours identitaire

Dans les arts plastiques et en particulier dans la photographie contemporaine, le corps fonctionne comme une métaphore de la réalité dans laquelle vit l’artiste. Il devient un espace propice à l’expérimentation et sert de prétexte à l’exploration d’autres zones, au-delà des limites de ce qui est strictement corporel. Le corps prend différentes significations, chacune de ses parties jouant le rôle de métonymie de l’univers dans lequel vit l’homme. Il devient en lui-même contenant de l’identité propre du sujet et de la société. Ses différentes parties sont explorées individuellement, leur conférant une forte charge symbolique et évoquant à partir d’elles des questions sur la vie, la sexualité, l’identité. [1]

Par le biais du déguisement et du travestissement à l’occasion de festivités ou d’activités quotidiennes, les artistes remettent en question les limites entre identité et désidentité. Le jeu avec l’image du visage et du corps est d’une certaine manière présent dans la production photographique de Polibio Díaz, qui fait appel à un élément visuel caractéristique des zones rurales des Caraïbes, l’épouvantail. Dans ces œuvres, il représente un objet utilitaire portant des vêtements humains et dont l’objectif principal est d’effrayer. Ce sont des objets plantés dans la terre, immobiles, qui par leur image font peur à ceux qui craignent la silhouette humaine. Polibio s’exprime depuis une posture critique, au-delà de la simple représentation d’épouvantails, sur le rôle de l’individu dans la société.

Los Espantapájaros del Sur No 71, présentés lors de la Seconde Biennale de La Havane, sont comme leur nom l’indique des poupées habillées par des humains et dont la fonction est d’éloigner les oiseaux des semis. Leurs vêtements sont associés à la vie même de l’homme. Leurs visages, créés à partir de différents éléments, évoquent également une défiguration du sujet, de son identité. Ils deviennent jusqu’à un certain point une représentation de l’image humaine, la construction d’un être différent. La double fonction de l’épouvantail (effrayer les oiseaux et protéger les récoltes) fait de ce personnage une sorte de caractérisation symbolique du sujet, de son véritable rôle central dans la société et de l’image réelle projetée.

Espantapájaros del Sur no.71, fotografía a color, 51x76 cm, 1982-1984

Espantapájaros del Sur no.71, fotografía a color, 51×76 cm, 1982-1984

Noir et blanc. Rapprochement avec la notion de race

La genèse de la culture caribéenne prend sa source dans l’interaction complexe entre plusieurs cultures, basées sur la structure binaire colonisateur/colonisé. Un des éléments caractéristiques les plus représentatifs de la composition socioculturelle et historique de la région est l’importance de la composante africaine qui se manifeste sous plusieurs formes : la religion, certaines traditions populaires aux fortes origines africaines [2] et ce qui est visible par tous, la couleur de la peau. La convergence de cultures qui s’est produite avec la « Découverte de l’Amérique » a débouché sur ce qui définit aujourd’hui les Caraïbes : leur grande diversité culturelle. Malgré le temps qui sépare l’époque à laquelle a débuté le processus d’abolition de l’esclavage de notre époque actuelle, il existe encore une discrimination raciale marquée dans les sociétés antillaises, surtout dans les zones métropolitaines.

Le Dominicain Fausto Ortiz est l’un des photographes qui explorent la composante africaine dans les sociétés antillaises. L’œuvre Descendiente possède une charge sémantique très complexe. La pièce est en harmonie avec le discours qui utilise les ombres comme représentation métaphorique de l’émigration. Descendiente s’inscrit également dans cette ligne, mais avec des ancrages plus spécifiques dans l’histoire collective de la République dominicaine. Sous le régime de Trujillo a eu lieu un massacre de grande ampleur qui a touché les groupes d’immigrants haïtiens résidant sur le territoire dominicain. Un « nettoyage » des personnes d’origine haïtienne a eu lieu, épisode tragique de l’histoire de l’île qui a marqué les consciences dominicaines.

Descendiente, fotografía digital, 40.6x55.8 cm, 2003

Descendiente, fotografía digital, 40.6×55.8 cm, 2003

Fausto cherche d’une certaine manière à représenter les séquelles laissées par ce massacre dans l’imaginaire social de ces pays. Un enfant noir, à moitié nu et pieds nus, tient entre ses mains une pièce de domino sur laquelle figurent les chiffres six et cinq. Son ombre, ainsi qu’une autre plus grande, celle d’un adulte, sont portées sur le mur en arrière-plan. L’enfant représente les nouvelles générations, et la pièce de domino [3] avec les chiffres six-cinq est une métaphore de l’inégalité et du pouvoir de la majorité sur les minorités, mis en évidence précisément par la position de l’objet. Cependant, placée entre les mains de l’enfant, la pièce peut changer de position. Celui-ci tient entre ses mains la possibilité de changer le destin. Fausto utilise le hasard du jeu de domino pour faire référence à la vie et au cours de l’histoire.

Le costume de l’enfant, dont seul le haut du corps est couvert, ainsi que ses pieds nus et l’environnement urbain font allusion à l’univers de la pauvreté et de la marginalité. L’ancestralité et la protection des anciens sont représentées par l’ombre dessinée en arrière-plan. Outre la référence à un événement spécifique du devenir historique dominicain et haïtien, Descendiente est associée à la présence historique de l’héritage africain dans la culture caribéenne.

Simplement des ombres ? Discrimination et marginalité

L’ombre possède d’innombrables significations en rapport à ce qui est représenté et à quoi il est fait référence. Elle devient un symbole employé dans le langage artistico-culturel. Comme nous l’avons déjà évoqué, Fausto Ortiz est l’un des artistes des îles caribéennes qui font appel à cette symbolique pour conceptualiser des problématiques essentielles de la société contemporaine. La signification des ombres dans une grande partie de ses œuvres est en lien avec l’annulation sociale en rapport avec les processus migratoires. Et plus que les processus eux-mêmes, elle fait référence aux séquelles dont souffrent les groupes humains concernés. La suppression sociale des individus immigrants établit dans les œuvres du photographe dominicain, à travers l’utilisation des ombres, une sorte de relation entre exister/ne pas exister, être/ne pas être, appartenir/ne pas appartenir. Cette problématique va bien au-delà des limites strictement dominicaines et acquiert une dimension universelle. Même à partir des ombres elles-mêmes, cette universalité reste représentée malgré ce qu’elle ne révèle pas sur les discriminations, la notion de races, les classes sociales. Elles deviennent alors le symbole d’individus qui se sont vus contraints d’émigrer pour diverses raisons.

Son œuvre Tatuajes urbanos montre une relation étroite entre les ombres et la ville. Des silhouettes de passage dont la seule trace est, précisément, l’image captée par le photographe. Pour Fausto Ortiz, tout être humain immigrant devient une ombre de passage, peu importe son origine. Il devient un fantôme humain qui recule en permanence, son identité effacée, indéfinie, victime du passage du temps et de l’oubli. Les ombres fuyantes qui errent dans les espaces urbains, le plus souvent sans être nommées, placent le spectateur dans un univers marginal. Une marginalité déterminée par le passage de l’homme dans le monde, dans un processus migratoire perpétuel, ici ou ailleurs.

Tatuajes Urbanos, fotografía digital, 60.9x129.5 cm, 2006

Tatuajes Urbanos, fotografía digital, 60.9×129.5 cm, 2006

Tatuajes urbanos, de la série Ciudad de Sombras, évoque le passage implacable du temps, laissant les traces de la mémoire dans les espaces de la ville. Fausto utilise le tatouage comme une marque indélébile sur le corps. Il engage ainsi une conversation conceptuelle entre le corps et la ville. Cette dernière devient un « corps urbain », et sur ses espaces est gravée, tatouée, l’histoire du sujet et de la société. Cette pièce représente des images qui rappellent des moments précis de l’histoire sociopolitique du pays, qui se sont autrefois produits dans les espaces urbains. Des tracts à caractère publicitaire ou portant un fort message social, collés sur les murs, ont été usés par le passage du temps, effaçant progressivement leur importance et leur implication dans la ville elle-même.

Atlantide ? Au sujet des villes et de la vie dans les territoires antillais

Le paysage, naturel ou construit, est un genre photographique constamment revisité par les artistes. Son importance principale réside peut-être dans la relation étroite qui s’établit entre lui et le sujet qui y vit. L’environnement est la dimension sociale de l’individu. De lui dépend sa préservation (paysage naturel) et il lui doit sa construction (paysage urbain). Essentiellement à partir de la seconde moitié du 20e siècle, les artistes ont redirigé leur objectif vers l’environnement qui avait en grande partie été rendu invisible jusqu’à ce moment. Cet intérêt pour l’habitat dans lequel évolue le sujet correspond peut-être à sa revalorisation, de sorte qu’il exprime l’aspect quotidien de l’existence humaine, et parfois, il la définit.

Les contradictions auxquelles l’homme a été confronté au cours de l’histoire se reflètent dans son espace. Ainsi, les conditions et modes de vie, mais également les traits culturels des groupes humains, intéressent les photographes contemporains. Roberto Stephenson est l’un des photographes qui explorent et remettent en question la dynamique et la vie des villes. D’origine italienne, il concentre son attention sur la ville de Port-au-Prince, la capitale haïtienne.

La migration depuis les espaces ruraux vers les villes, en particulier les capitales, est un phénomène représentatif des sociétés caribéennes. La surpopulation, l’entassement et l’insalubrité sont quelques-unes des conséquences les plus immédiates des processus migratoires. Haïti en est un exemple représentatif si l’on considère le niveau marqué de pauvreté qui la caractérise et les coups qui lui sont continuellement portés par les phénomènes naturels, accroissant encore la complexité de son espace. La vie chaotique de cette ville et de sa population est mise en évidence jusqu’à un certain point par la photographie Sin título (Novena Bienal de La Habana) [4]. Pour cela, il fait appel au collage, à la superposition numérique de plusieurs images. Un conglomérat d’éléments visuels entrecroisés, aux limites floues, qui deviennent une façon magistrale de synthétiser non seulement la vie sociale haïtienne, mais également la complexité de sa société et les contradictions auxquelles l’individu est confronté chaque jour.

Sin título, impresión digital, 91.5x44 cm, 2003

Sin título, impresión digital, 91.5×44 cm, 2003

Petits oreillers odorants. Visages de la mémoire

La mémoire, qui résiste au passage du temps et est étroitement liée à la formation de l’identité, se distingue dans certaines œuvres d’Abigail Hadeed. Qu’elle soit affective ou historique, la mémoire contribue en grande partie à permettre au sujet de se sentir possesseur de valeurs identitaires, individuelles ou collectives. Elle constitue un terrain très exploré dans les arts visuels des îles des Caraïbes. La photographie possède l’avantage de son caractère documentaire, testimonial et historique, qui en fait une archive essentielle, gardienne de la mémoire.

La photographe trinidadienne  Abigail Hadeed reconstruit la mémoire collective caribéenne d’un point de vue anthropologique. Elle a réalisé un projet photographique de recherche sur les processus migratoires qui mettent en relation les Caraïbes anglophones et le bassin caribéen, intitulé Trees Without Roots [5] (Novena Bienal de La Habana), en lien avec des communautés d’immigrants antillais. L’habitat et plusieurs des personnages de ces colonies de populations furent immortalisés par la photographe, établissant à travers eux de puissants liens culturels entre l’Afrique, les Caraïbes et l’Amérique centrale. Ces liens sont des représentations d’un passé ancestral et d’un autre plus récent, mais également d’un présent fondé sur la survie culturelle. La série de photographies met en évidence des problématiques fondamentales qui affectent ces communautés, associées à la discrimination et à la marginalisation. Abigail Hadeed tente de revendiquer et de valider ces personnes, historiquement marginalisées en raison de leur couleur, de leurs croyances, de leur langue et de leur condition d’immigrants caribéens. Pour cela, elle fait appel à la représentation, en qualité de témoignage et de documentation visuelle, de ces personnages réels dans leurs tâches quotidiennes.

Jusqu’au début du 20e siècle, lorsque le monopole de l’industrie bananière commença à prendre de l’ampleur et de l’importance en Amérique centrale, des centaines d’hommes et de femmes voyagèrent vers la partie continentale des Caraïbes, à la recherche de meilleures conditions économiques. La construction du chemin de fer en Amérique centrale, la United Fruit Company et le canal de Panama offrirent de bonnes opportunités de travail. Avec le temps et la recherche de nouvelles régions où les Antillais pourraient offrir leur main-d’œuvre bon marché, des communautés d’immigrants anglo-caribéens se formèrent principalement au Costa Rica, au Nicaragua et au Panama. À partir de ses photographies, Abigail s’approche simultanément de l’histoire collective et individuelle des membres de cette communauté. Elle ne prétend pas seulement revisiter leur passé, mais également revitaliser leur mémoire, et à travers elle, reconstruire leur histoire.

L’utilisation du noir et blanc dans les clichés accentue plusieurs aspects représentant l’identité individuelle et collective des sujets qui vivent dans cette communauté : l’étroite relation entre le passé et le présent (l’actualité vue depuis la capture de ces images documentaires dans un contexte réel au Costa Rica, avec une culture étroitement liée à la mémoire affective et historique d’une époque révolue) ; et la composante afro-caribéenne marquée qui caractérise les membres de la communauté, accentuée précisément par les forts contrastes chromatiques.

De même, un élément commun à ces œuvres est la structure basée sur l’utilisation de la ligne diagonale. L’instabilité que cette dernière génère visuellement dans les œuvres fait peut-être référence à cet aspect indéfini de l’histoire et de l’identité de ces communautés mises à l’écart. Des colonies de populations issues de processus migratoires des temps passés, mais qui perdurent aujourd’hui, détachées des îles des Caraïbes par leur position géographique et de l’Amérique centrale par leurs conditions socioculturelles et des préjugés historiques. C’est dans cet esprit qu’est construite l’œuvre Dive Canal, qui montre un jeune homme se jetant à la mer depuis le pont. Son corps sert de limite, de frontière, de ligne séparatrice entre deux espaces : le pont, qui symbolise la terre ferme, et la mer, devenue symbole des Caraïbes, de l’insularité et de la migration.

Dive Canal, de la Serie “Trees Without Roots”, [s.d.]

Dive Canal, de la Serie “Trees Without Roots”, [s.d.]

La diaspora est un phénomène caractéristique de la seconde moitié du 20e siècle. La mobilité des artistes eux-mêmes, qui vont étudier dans d’autres pays, puis reviennent ou non dans leurs lieux d’origine, est également fortement liée au processus d’internationalisation de l’art, très important à l’époque. Les artistes doivent en grande partie la construction d’un sujet caribéen diasporique à leurs déplacements temporaires ou permanents. C’est précisément cela qui leur a fourni leurs expériences de contrastes entre une rive et l’autre. Comme Caliban (devenue une représentation symbolique du sujet antillais), les artistes dominent leurs ressources, codes et normes, mais acquièrent également ceux qui ont été légitimés par les circuits artistiques hégémoniques.

À côté de certaines œuvres d’Abigail Hadeed, comme Dive Canal, mentionnée précédemment, Elia Alba et Polibio Díaz permettent de donner un exemple de cette construction d’un sujet antillais diasporique. Elia Alba place ces personnages sur des limites, des frontières, faisant référence précisément aux déplacements qui s’y succèdent en permanence et aux problématiques qui détonent. Elia utilise le masque pour discourir sur l’identité/la désidentité de l’individu, aspect qui à son tour caractérise le sujet antillais diasporique. Son œuvre Gantry représente les Antillais qui forment la diaspora, dans ce cas « établis » dans les grandes villes nord-américaines à la recherche du « rêve américain » et cependant avec une identité déformée.

Gantry (Yasmins), de la Serie “Twins & Queens”, fotografía a color, 76x76 cm, 2005-2009

Gantry (Yasmins), de la Serie “Twins & Queens”, fotografía a color, 76×76 cm, 2005-2009

D’un autre côté, avec sa série dominicanYork (2007-2008), Polibio Díaz concentre son attention sur les immigrants dominicains aux États-Unis, témoignant depuis des points de vue problématisants et ironiques de la situation et de l’idiosyncrasie des Dominicains en territoire nord-américain, en particulier à New York. Le jeu audacieux avec les images découpées, le collage et les formats de photographie stéréoscopiques sont quelques-uns des aspects marquants de cette série photographique. De son côté, Reunificación familiar représente avec ironie un phénomène typique des communautés d’immigrants qui composent la diaspora caribéenne, principalement aux États-Unis. L’élément le plus frappant de la photographie est précisément la coupure évidente de l’image en deux parties qui ne s’emboîtent pas, qui ne se rencontrent pas. C’est une façon suggestive de faire allusion aux processus complexes et longs de la réunification familiale à laquelle aspire le sujet antillais diasporique qui laisse ses proches derrière lui.

Reunificación familiar, de la Serie “dominicanYork”, [s.d.], 2007-2008

Reunificación familiar, de la Serie “dominicanYork”, [s.d.], 2007-2008

À travers une figure humaine, réelle ou suggérée, individuelle ou collective, les artistes des îles des Caraïbes explorent la réalité au moyen d’une expérimentation continuelle, formelle et conceptuelle. Dans leurs photographies, ils recherchent, interrogent et posent les problèmes des conflits fondamentaux auxquels le sujet antillais est confronté dans le monde contemporain, représenté en premier ressort par eux-mêmes. Qu’il s’agisse de photographies documentaires ou artistiques, fortement symboliques, la principale valeur mise en évidence dans leur relation avec le contexte sociopolitique et artistico-culturel réside dans le vécu et l’expérience du photographe, validés par son séjour dans différents espaces d’origine ou de résidence. À travers l’utilisation de ressources symboliques, les photographes tentent de clarifier depuis une position critique l’incroyable complexité de la formation de l’identité, individuelle ou collective, nationale ou régionale, en constante transformation et de surcroît menacée par différentes circonstances.

[1] Yolanda Wood : « Caribe contemporáneo : por los territorios del cuerpo », Artesur. Volume 1, N° 1, 2009, p. 56.

[2] Le carnaval et les déguisements qui le caractérisent sont un des éléments hérités de la culture africaine qui ont subi des processus d’hybridation avec les composantes d’autres cultures, notamment la culture hispanique.

[3] Jeu très populaire aux Caraïbes. Il existe un jeu de dominos simple et un double. Dans ce dernier, les pièces vont jusqu’au double neuf, alors que dans le premier, elles vont seulement jusqu’au double-six.

[4] Également connue sous le nom de Happening in Carrefour.

[5] Abigail Hadeed. Trees Without Roots. The Caribbean & Central America. Paria Publishing Company Limited, Trinité-et-Tobago, 2006

Sachy Labrada Armas née en 1990, a étudié à l’Université de La Havane et travaille à l’ICRT, Instituto Cubano de Radio y Television.

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