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Sous un autre angle de vue

Publié le 17 avril 2014 par Lana

Pendant la période de ma formation de travailleuse sociale, notamment lors de stages et de remplacements d’été, j’ai accompagné des personnes psychotiques, sans penser l’être. Cependant, le recul sur plusieurs décennies, dont l’une d’elles submergée de symptômes schizophréniques, et l’autre passée à me reconstruire en mettant en place diverses stratégies après avoir été soutenue par un entourage bienveillant et des psy ouverts et attentifs (quoique loin d’être parfaits), m’a permis d’envisager que mes tendances psychotiques étaient en sommeil aux prémices de ma vie.

Rien n’avait encore éclaté durant mes études. Je posais néanmoins un regard critique et interrogateur sur la manière dont on nous présentait les psychotiques en cours de psychiatrie ou de psycho, ainsi que sur l’attitude des équipes éducatives et médicales qui en découlait sur le terrain. Il m’est arrivé de soumettre mes doutes à des collègues en institution : « Et s’ils percevaient des réalités auxquelles nous sommes sourds et aveugles ? ». Il me fut répondu que mes idées étaient "dangereuses". Point. Belle mentalité ! Sans aucune remise en question. Je fus profondément choquée de cet état d’esprit général et étriqué. Les psychotiques sont dans l’erreur, contrairement aux "bons névrosés", modèle à suivre. Je ne m’attendais pas à y regarder de plus près, et de l’intérieur. Je ne savais pas que j’allais moi-même basculer vers la psychose.

Dix ans plus tard, alors que j’étais en plein travail de rémission, fébrilement surinvestie par la nécessité de guérir, et me pistant sans relâche et fliquant le moindre signe avant-coureur du monde hallucinatoire qui me noyait par intermittence, afin de savoir comment regagner le rivage et de plus en plus rapidement, le collègue d’une amie m’a demandé d’assurer à sa place un remplacement d’ergothérapeute… en clinique psychiatrique. Incroyable ! Il fallait que ça, aussi, m’arrive, à moi…

Très inquiète, j’ai pensé refuser mais j’interrogeais ma psy. Contre toute attente elle m’a encouragée à faire ce remplacement, prétextant l’immense opportunité qui se présentait pour que je réalise que je n’étais pas une « erreur de la nature », comme je le répétais inlassablement, bien au contraire, et que je pourrai faire profiter aux patients de cet établissement de mes qualités et de ma sensibilité.
Une fois sur les lieux, j’ai été estomaquée par le petit briefing du personnel infirmier. Je me souviens d’une des mises en garde : « protégez-vous des pensionnaires car ils nous pompent jusqu’à la moelle et n’offrent jamais rien en retour ».  L’idée d’en tenir compte ne m’a même pas effleurée.

J’ai proposé aux quelques personnes qui s’aventuraient dans l’atelier d’expérimenter, ensemble, le matériel. Au fur et à mesure que les jours passaient, de plus en plus de pensionnaires venaient, régulièrement.

Pendant un mois, on s’est amusé à créer un tas de choses, pour offrir, ou pour le plaisir de créer. J’aimais regarder un jeune homme (diagnostiqué schizophrène) réaliser des portraits d’un seul trait sans jamais relâcher sa plume. Il m’a offert une de ses œuvres et un de ses stylos spéciaux, que je garde toujours précieusement. Certains m’ont raconté ce qu’ils vivaient et j’avais du mal à retenir mes larmes. Une femme m’a confié qu’elle avait eu un « traitement » par électrochocs pour se débarrasser définitivement des terribles angoisses qui la hantaient. Mais qu’elle souffrait à présent que des pans entiers de sa vie lui échappent. Je croyais cette "technique" disparue.

Une autre jeune femme m’expliquait qu’elle était psychotique, qu’elle supportait mal les effets des médicaments et sa surcharge pondérale, mais qu’elle les acceptait en espérant un mieux-être. Lors de la loterie du réveillon, elle gagne une peluche et me l’offre. J’en étais infiniment touchée. Elle n’a jamais quitté mon salon. Elle symbolise l’erreur de jugement « ils pompent et n’offrent rien ».
Vers la fin de mon rempla, l’infirmière cheffe est descendue me voir, curieuse de connaître « cette remplaçante qui passe si bien avec les malades » comme elle l’entendait dire dans les couloirs, mais qui « n’a pas cherché contact avec l’équipe soignante ». Elle m’a expliqué que si elle tenait à me féliciter, c’était parce que c’était la première fois qu’il y avait autant de pensionnaires dans l’atelier : « d’habitude ils sont toujours à fumer comme des pompiers dans les couloirs, si vous saviez… ». Je n’avais pourtant pas l’impression de faire quoique ce soit d’extraordinaire. J’aimais les regarder faire, papoter et partager avec eux, prêter la main à la pâte… Les compétents, c’était eux. J’en avais conclu que cet atelier était un lieu privilégié et chaleureux, très différent du reste de l’édifice.

« Passe bien avec les malades »… quelle étrange expression.
J’aurais aimé pouvoir faire plus par rapport à toute cette détresse. Expliquer que moi aussi j’étais psychotique et que tout espoir de s’en remettre n’était pas perdu, car j’y parvenais. Je m’effondrais parfois devant ma psy en lui rapportant ce que j’avais vu et entendu. « Risquer de gâcher la relation de confiance que les malades avaient établi avec leur psy, en leur parlant de tes techniques personnelles, est à éviter », me conseilla-t-elle. « Ce lien de confiance est important pour leur guérison ».

Pourtant plusieurs d’entre eux mettaient en doute l’efficacité de leurs séances de psy, trop rapides, trop froides, silencieuses, où « il ne se passe rien ». J’écoutais, sans raconter ma vie, comprenant bien que ce n’est pas ce qui les aurait aidés.

Vingt ans se sont écoulés depuis cette événement…  Il ne s’agit pas tout à fait d’un double regard. C’est le même regard, avec les mêmes yeux, mais posé à partir d’un endroit différent, offrant, donc, un angle de vue différent.

Je pense que nous, les psychotiques, avons glissé, sans le vouloir. Contrairement à ceux entraînés à la glisse en suivant des enseignements -parfois altérés- de traditions anciennes, avec leurs pré-visions sans surprises et interprétations balisées, nous, rien ne nous y prépare. Et alors, on glisse encore plus, en hors-piste, nus, poreux et perdus dans la sauvagerie virginale d’un paysage vacillant et volubile. L’horreur alterne le merveilleux, s’imposent rêves et cauchemars, qu’on tente de pincer. « Aïe ! ». Que dire d’autre, ils sont encore là et puis, se dérobent à notre inaudible perplexité. A tout moment une avalanche vertigineuse aurait pu nous emporter et nous en avons été conscients. Mais nous sommes également conscients que l’on peut en revenir, et si cette lucidité est parfois aussi fugace qu’une étoile filante… gardez-vous de l’étouffer. Laissez-nous entrevoir le chemin à traverser et tendez-nous la main.


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