Un peu à cause du système manichéen sous lequel vit votre humble servitrice au QG du BdB (Nos invités ont aimés/nos invités n’ont pas aimés), mais aussi parce la fougue suit les expériences extrêmes, les lectures que j’ai eu l’honneur et le plaisir de vous rapporter, ô lecteurs, ont eu tendance à se ranger dans deux catégories :« Je pourrais désormais m’allonger sur le sol et mourir heureuse », ou« grincements de dents grincements de dents grincements de dents ».
L’ordre du jour, pour les très excellentes raisons que vous brûlez déjà, je le sais, de découvrir, navigue quelque part entre ces deux reliefs côtiers, frôlant le pays du « bof », l’île du « pourquoi pas », et va s’écraser avec le reste de ma métaphore navigante de médiocre qualité sur les récifs du « meh », qui est l’interjection de l’apathie, puisque l’humanité est pleine d’une merveilleuse créativité (mais ne passez pas trop longtemps sur le Urban Dictionnary si vous tenez à votre candeur).
Voyez-vous, j’exerce un joli métier pour lequel l’appétence à la littérature est tout à fait optionnelle. Je suis donc, dans les limites philosophiques qu’une telle assertion peut comporter, absolument libre de mes choix de lecture. Au cours du séminaire d’intégration, obligatoire, que nous effectuons tous avant de rentrer officiellement dans la tour BdB (cours de cuisine, balle au prisonnier, initiation à la nécromancie), une voie inhumaine, sortant d'un trou dans le mur pour se déverser directement dans votre cerveau, vous oblige néanmoins à dénuder vos littéraires motivations.
Ainsi furent tracées en lettres de sang les grandes et destructrices forces qui m'obligent en général à boire la coupe jusqu'à la lie, et finir un bouquin quel que soit le degré d'horreur qu'il m'inspire : - pouvoir ouvrir ma bouche sur le sujet dans de flamboyantes réceptions mondaines (exemples : Tolstoï, Eddy Belleguelle),- honorer les recommandations expresses d’un(e) camarade bouquinneur(se) (Lonesome Dove, les fab’ Jack O’Connell),- continuer à garder une oreille attentive sur le pouls fébrile du Zeitgeist (S.A.S., Fifty Shades).
Sans vouloir vous égarer avec la haute science de mon intime connaissance de moi-même, ce qui nous occupe aujourd’hui est hors catégories, puisque cela fait partie des solennelles offrandes que les augustes maisons d’éditions, qui commandent aux Cieux et aux Etoiles, glissent parfois dans la boîte aux lettres du BdB.Autrement dit, Le pays des kangourous est tombé dans mon escarcelle par la munificence désinvolte de la maison J’ai Lu, via sollicitude initiatique du management du BdB.
Merci à tous pour cette opportunité exceptionnelle.
Notre petit héros s’appelle Simon, il a neuf ans. Son Papa est dépressif, sa Maman elle est partie, sa Mamie elle est fofolle, et puis il y a cette sorte d’esprit frappeur buveur de lait fraise nommé Lily.
Il est toujours très délicat de parler du point de vue d’un enfant. Essayez de vous souvenir de votre système de jugements à l’âge de neuf ans, et combinez cela avec les rédactions de vos cahiers de français enfouies quelque part dans le grenier parental : probable que cela donnera un mélange de confusion égocentrique mal cuite, accompagnant une maladroite et précoce grandiloquence - mais je ne veux pas vous ennuyer avec mes perçantes évaluations personnelles rétroactives.
En tout cas, cela ne ressemblera guère à ce que Gilles Paris nous a assemblé pour le petit Simon.
Le verbe tangue entre un vocabulaire impropre à la consommation d’un enfant de cet âge-là (l’emploi de l’adjectif « hilare », par exemple) et un recul peu vraisemblable, à la fausse naïveté calculée (« Les grandes personnes sont difficiles à comprendre », « Elles sont parfois gentilles, et parfois non. Elles sont faites de tas de petits morceaux que je n'arrive pas à relier les uns aux autres. »). On dirait une version empaillée du Petit Prince.
La vie quotidienne de Simon est également étrangement tournée. L'auteur ne parle presque pas des journées de Simon à l’école, à part pour transcrire les réactions des petites gargouilles de sa classe quand il leur raconte que son père vient de se faire interner. Peut-être y aurait-il eu moyen, pour rendre l’expérience plus vive et réaliste, de plus parler de ces sept heures par jour, cinq jours sur sept, que notre jeune héro passe à se former à la vie en société avec les gnomes de son âge. Au lieu de cela, il est quasiment exclusivement question de ses rêves (de grandes tartines pseudo-symboliques écrites en italique), et de ses rapports avec les adultes de sa famille proche.C’est très écrit, très phrasé et articulé, et ne donne jamais l’impression de vécu brut et haché, plein de sensations, que pourrait avoir un enfant des troubles familiaux vécus par notre narrateur.
Le Papa de Simon, donc, est dépressif. Il est dépressif d’une manière la plupart du temps cartoonesque (il pleure roulé en boule dans le lave-vaisselle, il fume comme un pompier) et parfois, rarement, avec un désespoir et un courage qui pourraient laisser penser qu’il y a un meilleur livre au fond du Pays des kangourous.
Comme cette scène où le père de Simon confie qu’aller nager à la piscine lui fait du bien, mais qu’affronter le regard d’autrui tout le long du trajet en bus, depuis sa clinique, est une terrible épreuve : il y a des fragments de texte où on va un peu plus loin que « Oh la la Papa il ne se rase plus » et où on touche de plus près l’impression de tomber dans le vide, et de déconnexion avec les autres, qu’est probablement en train de vivre le Papa de Simon.
C’est un peu niais, il y a pas mal de poncifs, et les personnages, même sympathiques, n’échappent pas à la caricature. Notre Mamie fofolle, à la fois gâteau, tendre, romantique, réaliste et énergique, et bien elle fait plaisir à voir avec son groupe de potesses bohémiennes et son Jules le forain fier-à-bras (Fortuné, ce bon bougre), mais c’est quand même un gros fantasme d’affection et de dévouement désintéressé, enroulé dans des châles à couleurs bruyantes, plus qu’une personne.Et Maman. Maman est partie au « pays des kangourous » : l’Australie, car en CM1 on ne peut pas prononcer cela correctement, mais seulement via de « mignonnes » périphrases.
Comprenez par là que Maman, c’est une immonde mégère qui n’aime ni son mari (un feignasse sans ambition) ni son fils (un moustique collant), et qui ne fait que se consacrer égoïstement à sa carrière au marketing chez Danone, et au grand duo des Terribles Plaies Féminines Modernes, soient le Shopping et les Copines.
Jusque là, pourquoi pas : on peut devenir malheureux dans sa vie de famille, et regretter ces choix, et kiffer totalement le market’ outre-mer. Une chose seulement m’a vraiment gênée : on comprend assez vite que Maman ne reviendra pas à Paris dans son doux foyer. Mais pas parce qu’elle a pris cette difficile mais nécessaire décision, mais (spoileeeers) parce qu’elle est MORTE.Une chute dans les escaliers. En Australie.
Pardon: au pays des kangourous.
Notre Papa dépressif et notre Mamie fofolle passent donc des mois à ne pas dire Simon que sa mère est morte. Mais ne vous inquiétez pas, il ne le prend pas mal ? Quelle étrange fin, qui évite de parler de l’abandon, des conséquences, de la vie d’après la séparation, et des sentiments et situations que Simon aurait pu vivre.
La mort de Maman est immédiatement résolue, dans les dernières pages, par la rencontre de nos deux bonhommes avec une paire symétriquement disponible du sexe opposé : un Femme d’Age Approprié Fraîchement Divorcée Mais Équilibrée, plus sa fille, qui devient immédiatement, inexplicablement la meilleure amie de Simon, qui jusque là avait une posture très ferme du type « les filles c’est dégoûtant ».
L'espèce de bestiole qui a néanmoins provoqué mes plus grandes douleurs reste tout de même le personnage de Lily, petite fille au yeux violets que Simon commence à halluciner dès que son père est interné. Cela lui permet de tenir, à mon immense désarroi, tout un tas de conversations absurdement « profondes » et structurées sous les frondaisons de divers jardins d’établissements hospitaliers, dès que tous les adultes chargés de sa supervision détournent les yeux, via Commode Coïncidence. C'est Merveilleux, Charmant et Symbolique. Très très subtil.
Vous l’aurez compris, le pays des kangourous ne m’a pas plu. Ce n’est terriblement mauvais, c’est n’est pas particulièrement bon, je ne vous le recommanderai pas, ô excellents lecteurs, mais je n’ai pas non plus eu envie de le flanquer au feu ou quoi. Donc, pour finir sur une note puissamment éloquente qui encapsulerait cette digne expérience: meh.A bientôt sur le BdB.