On suit donc Bruno. L'apprenti en mécanique rencontre sur ses terres de la Borne - il habite un des 790 appartements identiques des la série d'immeubles posés là, le sien étant décoré à l'extérieur de "pâte de verre bleu piscine" - Mathilde, une stagiaire un peu plus âgée que lui. Elle va lui inoculer le virus du journalisme. Leur rencontre est tellement importante que l'auteur la consigne minute par minute. Bruno devra toutefois attendre trois mois avant de revoir la visiteuse.
Bruno raconte alors sa cité et y promène la jeune journaliste. Un quotidien connu de chacun mais que Pierre Puchot rend intéressant par son style. Tout comme l'étrange couple que forment Mathilde et Bruno, la première rêvant d'une enquête hors du commun sur les cités, leurs exorcistes, leurs salafistes, le second ne demandant qu'à rencontrer ses désirs et à passer du temps avec elle. Même qu'il a "un plan pour la faire rester."
Bien sûr, ce plan l'oblige à se montrer intéressant, cultivé, à lire des livres, à réfléchir à son lieu de vie et à sa réalité par rapport à tous les beaux projets caressés. "Nous ne sommes pas hors la vie, nous sommes dedans", écrit Pierre Puchot qui, à la moitié de son roman, envoie ses deux personnages à Berlin. D'autres découvertes y attendent Bruno, le mode de vie, l'urbanisme local, la personnalité de Mathilde, de l'évanescente Mathilde qui disparaît alors de la vie du narrateur.
Un départ qui enfonce Bruno pendant six mois avant de le faire rebondir. Non, il n'acceptera plus cette vie. Il envoie tout promener, l'école et le reste, se prépare un petit sac, fonce à Roissy et saute dans le premier avion qui décolle. Il arrive à Tunis, tout début janvier 2011. La Révolution est en marche et Bruno en sera le témoin privilégié. Il sort, regarde, consigne, contacte des journaux, signe des articles avant le départ du président-dictateur Ben Ali le 14 janvier. "On dit qu'un chien ne traverse jamais la route tout droit, jamais de la même façon, mais qu'il arrive toujours sur l'autre trottoir", écrit en finale l'auteur, grand reporter à Mediapart. Son Bruno est sans doute un de ceux-là mais qu'il est plaisant d'effectuer la traversée en sa compagnie.
Pierre Puchot. (c) Aurélien Pic.
Sept questions à Pierre Puchot
Vous mêlez plusieurs lieux, Grigny, Berlin et Tunis. Pourquoi les avoir choisis et réunis?
Avant tout parce que ce sont trois lieux dotés d'une identité forte, sur lesquels notre imaginaire se projette. La différence entre cet imaginaire et l'expérience quotidienne de la vie sur place en font des objets narratifs tout à fait passionnants. Établir des ponts entre ces trois villes permet de les animer, de tisser une histoire urbaine par l’entremise de Bruno, le personnage principal, qui découvre ces trois lieux tour à tour. Cela permet également d'interroger les rapport entre vie quotidienne et architecture.
Votre narrateur vous ressemble-t-il par un côté ou un autre?
Pas vraiment, je voulais que ce roman soit le moins autobiographique possible, pour pouvoir me projeter dans un autre univers, et puiser dans le réel sans avoir peur de le dénaturer en y mêlant des éléments trop personnels. Les trois lieux choisis sont toutefois des villes que je connais bien, et dont le rapprochement est à l'origine de ce projet littéraire. L'idée de la dimension journalistique n'est venue que bien plus tard.
Etiez-vous présent à Tunis début janvier 2011? Si oui, quels souvenirs en gardez-vous? Y êtes-vous retourné ensuite?
Je suis arrivé à Tunis le 16 janvier 2011, mes articles ne me permettant pas de venir en Tunisie sous le régime de Ben Ali. Mediapart était alors interdit en Tunisie.
J'y retourne plusieurs fois par an depuis, pour les besoins de mon travail de journaliste, ainsi que pour mes deux précédents livres, "Tunisie, une révolution arabe" (Galaade, 2011), et "La Révolution confisquée" (Actes Sud, 2012).
On constate des changements de rythme dans votre récit. Sont- ils volontaires et liés à la narration?
Absolument, je conçois d'abord le texte comme une musique, comme une ensemble de rythmes, de vagues, dont la succession est au service de la narration.
Vous abordez le journalisme par la petite porte. Que pensez-vous du métier aujourd'hui?
Je ne crois pas que le roman aborde le métier de journaliste par la petite porte, au contraire, il montre son extrême proximité avec le quotidien et le réel tel qu'il se déploie dans la Grande Borne. Le fait de convertir un mécano en apprenti journaliste montre bien qu'il s'agit ici d'un métier ouvert, qui laisse une grande place à improvisation, et dont l'apprentissage n'est par définition jamais achevé. Bien plus qu'un "intellectuel", le journaliste est avant tout un artisan de l'info, qui la travaille pour la rendre la plus intelligible possible pour le lecteur et la mettre en résonance avec l’environnement qui l'a produit.
Les femmes paraissent évanescentes dans votre livre, Selima, Mathilde, Nadia. Est-ce voulu?
Dans la mesure où le récit est conduit par un homme, Bruno, en apprentissage amoureux si je puis dire, le caractère évanescent des femmes qu'il rencontre est surtout lié à ses interrogations vis-à-vis d'elles, à l'image qu'il s'en fait, à la distance qu'il imagine et qu'il construit entre elles et lui.
L'attente a aussi sa place, semble-t-il. De quoi est-ce le signe?
L'attente est une des expériences les plus difficiles, qui exige à la fois de la force et la confiance dans le parcours que l'on est en train d'emprunter. Comme nous tous, Bruno est sans cesse confronté à elle. Mais la richesse des quelques mois que nous vivons en sa compagnie lui permet de l'apprivoiser, et de comprendre qu'elle n'est pas nécessairement son ennemie, et qu'il lui peut finalement aller puiser en lui-même les ressources pour construire sa propre permanence.