Patrick Roegiers. (c) Jérôme Bonnet.
Il est arrivé à l’entretien malade et presque aphone. Après un thé au gingembre, citron en zeste et en tranches, et miel, dans le quartier de sa jeunesse (il vécut notamment dans le même immeuble d’Ixelles que Julio Cortázar, à l’honneur ces jours-ci au Salon du livre de Paris), Patrick Roegiers est reparti en meilleur état. "Le quartier Brugmann a été celui de mon enfance jusqu’à mes quinze ans", me glisse-t-il. "A onze ans, j’ai même été opéré de l’appendicite dans l’ancienne clinique de la Croix-Rouge, le jour du voyage scolaire!"Patrick Roegiers utilise le principe du marabout-boutdeficelle-selledecheval dans ce petit bouquin alerte, bien troussé, terriblement captivant et bourré d'informations et d'anecdotes savamment agencées. Une idée en appelle une autre et le lecteur suit avec un plaisir inouï ces promenades pleines d'enseignements. "Cela a été un chantier jusqu'au bout!", se rappelle l'auteur. Les rapprochements entre notions littéraires sont riches de surprises et passionnants dans la première partie, intitulée "Le corps des mots". L'auteur s'y occupe avec un charme fou de ses livres restés orphelins parce que d'autres sont partis: il avait vendu sa bibliothèque photographique. Et il nous fait participer aux rangements de ses étagères. L'escapade lettrée est aussi singulière que plaisante car qui a jamais eu l'idée de rassembler 39 raisons d'écrire et 10 conseils de lecture, d'examiner les menus des écrivains et leurs façons de mourir, de retourner le mot "écrire" sous toutes ses coutures, d'établir un palmarès des livres de sa bibliothèque ou encore de rigoler des éloges fait par la critique? Quel travail de recherche alors qu'on n'en voit que les fruits!
La deuxième partie est, elle, intitulée "Le corps des écrivains". Ils sont neuf à avoir tellement compté dans l'écriture et l'imaginaire de Patrick Roegiers qu'il leur trousse un portrait qui les rend surtout humains. Parfois on l'oublierait à force de les admirer. Ici aussi, chacun des neuf écrivains cyclistes a droit à sa peinture en divines petites touches, précises mais parfois déconcertantes et tant mieux. Se succèdent Georges Perec, Samuel Beckett, Louis-Ferdinand Céline, Roland Dubillard, Michel Leiris, Roland Barthes, Henri Michaux, Alain Robbe-Grillet et Claude Simon. Autant de choix dûment justifiés par l'auteur. "Si on n'y trouve pas Charles Dantzig", ajoute Patrick Roegiers, "c'est parce qu'on ne sait rien de sa vie" et que l'objet du livre est justement de raconter la vie des écrivains. Mais Charles Dantzig, autre encyclopédiste fameux de la littérature, apparaît régulièrement dans la première partie.
Traversez donc les plaisirs que ce fou de littérature vous offre.
Sept questions à Patrick Roegiers
Comment est né ce nouveau livre?
Après avoir écrit "Le bonheur des Belges" qui m’a demandé beaucoup d’énergie et avant d’écrire le roman suivant, j’avais besoin d’autre chose. Je disposais d’un manuscrit de 500 pages, antérieur au "Bonheur des Belges", où je consignais tous mes plaisirs, tout ce que j’aime en matière de création artistique. J’en ai fait plusieurs versions avant de tout reprendre en ne gardant plus cette fois que ce qui concerne la littérature. J’ai encore tout réécrit, et recommencé sept fois la structure du livre. Il existe beaucoup de livres sur la littérature et beaucoup d’essais littéraires. Moi, je voulais traiter de la littérature française contemporaine. Il y a trente ans que je vis et travaille en France mais je porte la pancarte du Belge de service! Je voulais déclarer mon amour pour les auteurs français car c’est la culture française qui m’a formé depuis que j’ai 17 ans.
Quand avez-vous su quelle forme aurait "La traversée des plaisirs"?
J’ai voulu un livre léger, fluide, ludique. Ne pas m’appesantir et répondre à la question: quels sont les auteurs contemporains qui me constituent? Souvent on ne les relie pas entre eux, alors qu’il n’y a pas d’opposition entre eux. Tout est complémentaire. Ce sont tous des écrivains morts, qui sont dans la Pléiade ou ont eu le Nobel. Tout est fait sur eux. Moi, j’ai voulu restituer mon plaisir de lecture.
Et pourquoi l'avoir coupé en deux parties?
Longtemps, le livre a été un tout. J’avais treize thématiques dont mes neuf auteurs sélectionnés, la bibliothèque, les brouillons, Charles Dantzig… mais la partie "Le corps des écrivains" raconte la vie des écrivains. Je me suis rendu compte qu’il y avait deux livres, que certaines notices étaient beaucoup plus longues que d’autres. Deux livres en un, cela m’arrive souvent. Il y a un autre livre dans le livre et, à un moment, il décide de sortir. L’auteur doit alors trancher. "Le corps des mots" allait raconter ma bibliothèque et "Le corps des écrivains" mes neuf auteurs admirés.
Mais j’ai beaucoup changé le texte en cours de route. Au second jeu d'épreuves, j’ai vu que "con" qui renvoie à Céline et "bus" qui renvoie à Perec et Queneau étaient dans la première partie! J’ai donc fait des déplacements de blocs entiers. Pareillement, ce qui avait trait à l’Académie est allé chez Robbe-Grillet et ce qui concernait le prix Nobel chez Claude Simon. C’est merveilleux quand le livre est vivant jusqu’au bout.
Comment avez-vous écrit ces textes?
Je fonctionne par associations, par fragments. Je n’ai pas relu les œuvres des auteurs mais les biographies et les essais qui leur ont été consacrés. Par exemple, j’ai découvert "L’empire des signes" de Roland Barthes en 1975 à Central Park, avant d’entamer un tour de 45 jours en voiture aux Etats-Unis. Je m'y suis fait voler mon portefeuille mais mon permis de conduire m’est revenu 25 ans après... Je suis impressionné par la fréquence des chutes chez Barthes. Celle, enfant, dans le trou, et les suivantes, devant chez le boulanger, après son déjeuner chez François Mitterrand, celle, définitive, dans le coma… Ces chutes récurrentes, je les ai reliées pour comprendre autrement le personnage. "Le corps des écrivains" raconte la littérature. Leurs corps racontent des histoires. Je rends les écrivains vivants.
Vous dites avoir réalisé une escapade littéraire.
Mon livre est un exercice d’admiration dans une époque où on se débarrasse un peu vite de ceux qui sont des références
J’ai fait un livre utile, salutaire, nécessaire et heureux. A la fois léger et rapide. C’est une escapade, le contraire de la ligne droite, un chemin de traverse.
J’ai voulu essayer d’alléger les choses, de réjouir le monde.
Je voulais dire d’où je viens et qui j’admire. Tous les écrivains devraient le faire.
J’ai veillé à ne pas m’imposer dans ce livre, à être là sur la pointe des pieds.
L’humour est plus voyant que dans mes autres livres. Par exemple, quand je mélange les titres ou les noms. C’est Oulipien, Calvino aurait bien aimé, je pense. Perec aussi, l’homme de lettres. Les lettres et les chiffres sont les instruments avec lesquels on travaille.
Et la question bateau: pourquoi écrivez-vous?
Pour écrire mieux, même si ce n’est pas du tout facile. Mais j’adore écrire.
L’écriture doit évoluer. Je n’écris pas en 2014 comme en 1990. Je ne baisse pas ma garde. Je fais évoluer mon écriture car on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre. Je cherche aussi le bonheur de lecture. Dans ce livre-ci, je me suis même occupé de la mise en pages. C’est cela le respect du public: aller vers lui sans aucune concession.
Et lundi, je reprends mon roman, il doit paraître en septembre 2015.Vous dites écrire beaucoup. Qu'écririez-vous ici?
19/3/2014Lucie Cauwe,
m'écoute sur la place de mon enfance où me remonte en mémoire l'effacement de la vie, diluée déjà par du miel dans une tasse de thé
Bien amicalementP. Roegiers