Ces quelques lignes truffées d’argot sont extraites d’un livre qui cartonne depuis plusieurs mois auprès des ados : « Les Boloss des Belles Lettres ». Ecrit par deux ex-étudiants en hypokhâgne, le livre propose un résumé des principaux chefs-d’œuvre de la littérature mondiale (ci-dessus, « L’éducation sentimentale » de Gustave Flaubert) en langage « wesh », c’est-à-dire en argot « djeun ».
Même si le manque de ponctuation le rend pénible à lire, l’ouvrage est intéressant pour la richesse de son vocabulaire. Les mots sont empruntés à des domaines, des cultures, aussi diverses que les halls de cités, les skyblogs, le porno mondial, les plateaux de télé ou les bistrots-PMU. Un improbable granulé littéraire qu’illustre parfaitement cette phrase de Victor Hugo, « Qu’on y consente ou non, l’argot a sa syntaxe et sa poésie. C’est toute une langue dans la langue, une sorte d’excroissance maladive, une greffe malsaine qui a produit une végétation, un parasite qui a ses racines dans le tronc gaulois ».
Or ce tronc est aujourd’hui numérique. Les argots, autrefois réservés aux seuls initiés, se déplacent, se partagent, s’imprègnent et se diluent dans les conversations de tous les jours, particulièrement auprès des ados, très réceptifs aux messages écrits.
Les mots d’argot gonflent, se ratatinent, puis deviennent désuets en seulement quelques mois…
Pour bien comprendre le phénomène, il faut revenir en 1455. Cette année-là est publié un lexique qui recense les mots d’argot utilisés par les Coquillards, une bande de malfaiteurs de Dijon. Le document est destiné au juge et à ses assesseurs et doit leur permettre de mieux comprendre les accusés lors de leur procès. C’est la première trace écrite d’argot en France.
Car l’argot, langue orale par excellence, fut d’abord celle des criminels, une langue cryptée et identitaire. Chaque corporation de gueux avait son jargon. Le rendre hermétique était capital. L’argot va vivre caché jusqu’au 19ème siècle. C’est le développement des villes modernes qui va l’amener dans la rue et participer à sa diffusion. Au début des années 50, l’argot entre dans les livres par le biais du roman policier. Le cinéma embraye, les médias aussi. Internet finira le travail en organisant le grand brassage linguistique.
Voilà pourquoi l’argot inonde aujourd’hui la littérature moderne et devient, de fait, le cauchemar des traducteurs. Il n’obéit à aucune étymologie, aucune orthographe, aucune syntaxe. Aucune mode aussi. Car les mots d’argot gonflent, se ratatinent, puis deviennent désuets en seulement quelques mois.
Prune, 16 ans, passe son bac de français cette année. Au programme, Don Juan, Patrick Süskind et Maupassant. Elle reprend le résumé de l’« Education sentimentale », à voix haute, devant ses copines qui s’esclaffent. En initiées…
« For the win il rentre là il fait un duel avec cisy la famille mdrr les barres !!!!! un gros zamel qui tombe dans le coma avant d’avoir tiré au gun et tous les pélos veulent que fredo se mette un bail avec louise roque ».
Peut-être n’avez-vous pas tout saisi ? Je ne suis donc pas le seul.