Le poids des autres, le poids de soi.
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Antonio Di Benedetto - Le silenciaire [José Corti, 2010 - trad. Bernard Tissier]
Texte écrit en novembre 2010 pour le Fric-Frac Club
Ceux qui, je crois nombreux, sont tombés dans la marmite Bolaño sans jamais avoir vraiment pu en sortir, connaissent sans aucun doute sa nouvelle « Sensini » (dans Appels téléphoniques), où le grand Roberto dresse le portrait d’un écrivain argentin en exil espagnol, auteur d’une œuvre importante mais non reconnue, se trouvant pour d’évidentes raisons économiques réduit à participer à des concours littéraires provinciaux. Il s’inspire, on pouvait s’en douter, d’un modèle réel. Ce modèle, c’est Antonio Di Benedetto, effectivement auteur d’une œuvre d’envergure dont la diffusion a été tardive. L’éditeur José Corti a eu la bonne idée de nous en offrir récemment un nouvel aperçu francophone (après la traduction en 1976 aux Lettres Nouvelles, de son roman Zama, considéré par beaucoup comme son œuvre majeure), en publiant dans sa série Ibériques ce El silenciero de 1964.
Dans sa nouvelle, Bolaño, en évoquant le style d’un roman de son Sensini, parle de « froideur » et du « pouls précis d’un neurochirurgien », et voilà qui semble fort bien coller à ce silenciaire. Le style y est effectivement précis, sans fioritures, presque laconique parfois. « Son art subtil écarte d’une main sure les scories rhétoriques pour se concentrer sur l’essentiel », dit fort justement Juan José Saer dans sa préface à l’édition argentine de 2000. C’est une mécanique qui, implacable, avance au rythme de l’obsession de son narrateur, le fameux silenciaire, soit un type obsédé par le bruit, par tous les bruits, qui semblent le suivrent partout, tout le temps, et dont l’obsession même crée les conditions de son malheur. Car, il le confesse lui-même : « je ne vis pas bien », et croit utile de prévenir sa future femme qu’elle aura pour époux « un homme vulnérable ».
Le monde moderne est un enfer mécanisé. Et cet enfer sera sonore ou ne sera pas. Voilà le genre de postulat qui aurait pu servir de point de départ pour ce roman, dont l’action se déroule « dans un après-guerre déjà avancé » nous indique l’auteur. Mais l’ambition de ce livre n’est pas franchement ni politique, ni pamphlétaire.
Le silenciaire n’est pas un roman qui cherche à démonter l’inhumanité d’une société. Ce qui intéresse Di Benedetto avant tout, c’est d’observer combien son personnage s’autodétruit (se déshumanise) lui-même dans sa quête de faiseur de silence. Il écrit ce qu’on pourrait définir comme un drame intérieur univoque. Univoque, car s’il ne lorgne pas vraiment vers la critique sociale, Di Benedetto construit par contre une machine froidement dédiée à son personnage, que peu d’éléments viennent contrebalancer. La tension dramatique est une ligne droite dont l’issue sera, on s’en rend vite compte, étouffante. Rien n’interfère entre le narrateur et le lecteur, c’est un huit clos dans la tête dudit narrateur, et dans ce face à face, le lecteur ne sait pas toujours s’il doit plaindre, condamner ou comprendre cette quête insensée du silence.
Le monde que décrit Di Benedetto est un monde désespérant, parce qu’implacablement il semble ignorer ceux qui tentent encore d’y respirer. Mais s’il est désespérant c’est aussi – et peut-être surtout – parce que ceux qui prétendent y respirer ne semblent pas avoir droit à la justification de cette prétention. Le roman ne présente pas un monde atroce, ni sordide, ni spécifiquement violent ou injuste, au contraire, il offre un monde simplement indifférent à ceux qui le peuplent et à leurs motivations. C’est un monde transparent d’inertie, et cette transparence est implacable. Le silenciaire semble être ce genre de roman où l’on peut étouffer dans le froid. Di Benedetto ne condamne ni n’excuse : il présente simplement les choses. Il les présente indifféremment. C’est là où probablement gît la violence du livre. Elle n’est pas dans les faits (malgré les tentatives ou les désirs du narrateur). Cette violence n’est pas là, et son absence la révèle d’autant mieux.
Le héros sans nom du roman, ne saurait se contenter de fuir le bruit, « un tam-tam qui bat pour convoquer le plus-de-bruit et chasser les partisans du pas-de-bruit ». Se rendant bien compte que dans une grande ville, c’est tout bonnement impossible, il va commencer à imaginer des combines pour imposer son désir de silence. Wikipédia m’apprend que Paul le Silentiaire (de son petit nom Paulus Silentiarius) était justement, au VIe siècle à Constantinople, un officier chargé de faire respecter l’ordre et le silence autour de l’Empereur. On pourrait dire que le personnage du roman de Di Benedetto semble vouloir être à la fois celui qui sert l’Empereur et l’Empereur lui-même. On est jamais mieux servis que par soi-même, après tout. Car cette quête de silence, ce désir d’imposer le silence, de faire silence donc, et ce jusqu’à l’absurde, ce délire d’imposition – à lui-même, à son entourage, au voisinage – se convertit vite – et inévitablement – en dérive autoritaire, non pas que les victimes expiatoires du narrateur (les employés de divers ateliers de mécaniques, des marchands, des routiers, etc…) en fassent grand cas, mais c’est que lui-même dans sa dérive ne se rend pas compte du haut de sa tour – ou voudrait/préfèrerait ne pas se rendre compte – que son intolérance au bruit est avant tout une intolérance à l’autre. Ainsi, il est l’empereur dans sa tour, tour qu’il voit par ailleurs et de manière très littérale en rêve, et tous doivent faire silence car tel est son désir.
Besarión, ami/double absurde et déconcertant, s’interrogeant sur son ami, voit en lui « un homme déchiré, mais qui ne sait pas ce qui le déchire », car ce bruit, de quoi est-il le nom, si ce n’est d’une haine de soi, encore plus que d’une haine de l’autre ? Le narrateur ne serait-il finalement rien d’autre qu’un pauvre type qui ne se supporte pas lui-même ? Ce déchirement est sans doute la violence réelle, palpable du livre. La société ne déchire pas, inutile, l’homme, celui qui la peuple, celui qui la fait, prend lui-même les devants. L’homme est désarmé, et il se construit des chimères pour contrer cette béance qui s’ouvre. Le narrateur se présente comme écrivain, mais il n’arrive pas à pondre une ligne de son projet. La faute à qui ? Au bruit naturellement !
« Personne n’est absolument mauvais envers soi, même s’il l’est envers autrui », dit aussi le narrateur, aveuglé par son obsession. Il semble culpabiliser, et se rendre compte qu’il va trop loin, que – malgré tout – il fait du mal autour de lui, à sa femme en premier lieu. Mais, ajoute-t-il, comme pour se dédouaner : « nous avons tous une justification ». Mais cette justification, les autres ne la comprennent pas nécessairement. Voilà le drame, voilà ce qui pourrait rendre notre silenciaire complètement fou. La tension du récit se construit, à mesure que le livre avance, autour de cet enfermement, de cette oppression auto infligée. Le narrateur ne supporte rien car il ne supporte pas son incapacité à être ce qu’il voudrait être, il ne supporte pas – peut-être – son incapacité, tout simplement, à aimer : « Mais y a-t-il quelqu’un qui soit plein d’amour envers tous ? ».
Di Benedetto, propose aussi avec ce livre une étrange réflexion sur la valeur ou les motivations qui peuvent se cacher derrière certaines quêtes de l’absolu. Besarión, l’ami, est une sorte d’illuminé semblant glisser vers le mystique, vers une recherche d’une solution pour tous, même s’il n’est pas sûr de savoir quelle est cette solution, ou (pour le lecteur) qu’il ne soit pas fou. Le narrateur lui n’est en quête que de lui-même, d’un absolu violemment égoïste, où le monde qui l’entoure s’effacerait, pour qu’enfin il puisse exister. On ne saurait dire qui à tort ou qui a raison, mais plutôt constater que ce binôme est un moteur fictionnel beaucoup plus ambigu qu’il pourrait sembler au premier abord.
Le style de Di Benedetto, ce « pouls précis », bien que désossé, ou parce qu’il est désossé, dépose zones d’ombres et demi-révélations sur le trajet, le lecteur les saisit comme il peut, et c’est un des grands mérite de ce livre, qui ne dénonce ni ne propose rien. Il se contente de creuser un sillon effrayant et froid, glacial, où l’homme est le point de départ et le terreau de sa propre déshumanisation.