On ne prête qu’aux riches ! S’il s’agit de l’attention médiatique, la formule s’est vérifiée une fois de plus avec les très nombreux commentaires, dans le monde arabe en particulier, suscités par la mise en ligne sur YouTube de brèves vidéos saoudiennes contestataires. Depuis quelques semaines, différentes vidéos (article en arabe dans Al-Akhbar avec de larges traductions en anglais) d’un genre particulier ont été « postées » sur YouTube, lequel joue en Arabie saoudite qui en est, ainsi que de Twitter, un des plus gros utilisateurs mondiaux, un rôle très particulier, comme une sorte de chambre d’écho sociale et politique des débats qui se tiennent difficilement ailleurs.
Sur les vidéos en question, visionnées plusieurs millions de fois pour certaines d’entre elles, on voit invariablement, en plan rapproché (souvent avec un cadrage inférieur à celui de l’image, ce qui doit correspondre à l’usage d’un smartphone ou quelque chose de ce genre) un homme qui adresse à la caméra un discours véhément, lequel s’achève, dans la plupart des cas, par la mention de son identité attestée par un document brandi devant l’objectif de la caméra.
C’est Abd-al-Aziz Muhammad (bin al-fahd) al-Dusari qui, le premier, a rappelé au roi du pays, dans une vidéo de trente secondes mise en ligne le 22 mars, qu’il ne pouvait pas s’en sortir avec moins de 500 euros par mois. « Est-ce que ça suffit pour une dot, pour une voiture, un foyer ? Nous sommes à bout et vous condamnez ceux qui posent des bombes. Frère ! [Il s'agit du roi] Combien de temps nous faudra-t-il supplier pour recevoir l’argent du pétrole ? Donnez-nous ce que vous jetez par les fenêtres, toi et tes enfants, donnez-nous ce qui est notre droit. » (، هل هذه تكفي المهر ولا (أو) سيارة ولا (أو) البيت… يا أخي ملّينا، وتلومون اللي يفجرون… يا أخي اعطونا الى متى نشحدكم من البترول يا أخي. أعطونا ما تلعبون به أنتم وعيالكم… اعطونا من حلالنا. )
Dès le lendemain, Abdullah (Mabruk) Bin-Uthman al-Ghamdi apparaissait à son tour sur YouTube pour dire combien il était d’accord avec al-Dusari et pour appeler d’autres Saoudiens à l’imiter pour que leur voix atteigne « le Gardien des deux saintes mosquées » et qu’il mette un terme à la corruption et à l’injustice dans son pays. Le 27, c’est au tour de Sa’ud (Mardi Abdullah al-Bidani) al-Harbi qui revient sur des demandes tellement « simples » : se loger, avoir une vie décente… « Pas besoin d’avoir recours à Twitter ou quelque chose de ce genre… Toutes nos demandes, vous les trouverez dans la corbeille à papiers d’Al-Toueijri [le conseiller du roi]. Ne poussez pas les gens à protester, ne les obligez pas à descendre dans la rue parce que les voitures noires de la police sont tout simplement pas assez nombreuses par rapport aux voix des gens qui sont libres. C’est facile pour nous de descendre dans la rue et de réclamer nos droits, pacifiquement bien entendu. » ( مطالبنا سهلة… ليس هناك حاجة لفتح باب تويتر أو ما شابه. كلها موجودة في سلة مهملات التويجري (أي خالد التويجري مستشار الملك عبد الله)، لا تلزمون الشعب بالتحرك السلمي، لا تلزمونا بالنزول للشارع، ببساطة لأن عدد سيارات اليوكن الأسود أقل بكثير من عدد الأحرار فنحن من السهل أن نذهب ونطالب بحقوقنا بطريقة سلمية طبعاً )
Le ton monte progressivement, ainsi que le rythme des apparitions. Le 30 mars, c’est un médecin, Abd-al-Rahman Ali Ahmad al-Ghreidi al-Assiri, qui confirme la pauvreté qui sévit dans certaines régions du pays. Le 31, Wafi Mardi Abdullah al-Bidani al-Harbi, le frère de Sa’ud qui avait pris la parole quatre jours plus tôt et Mu’adh bin Sulaiman Al-Juhani interviennent, l’un et l’autre pour protester contre les arrestations de ceux qui ont osé prendre ainsi la parole publiquement sur YouTube. Le 2 avril, les fortes têtes reçoivent un nouveau soutien, anonyme cette fois, ce qui se comprend mieux au regard de la répression et du message qui est lancé : « Vous les gens des deux saintes mosquées, tous les peuples chassent leurs gouvernants quand ils se sont comportés en voleurs… Alors, quand dirons-nous aux voleurs qu’ils n’ont pas leur place chez nous ? » ( كل شعوب الأرض تأتي بحكامها وتطردهم عندما يتحوّلون الى لصوص، فمتى نقول للصوص لا مكان لكم بيننا)
Il y a eu aussi la création sur Twitter, de hastags tels que « le peuple a son mot à dire » (الشعب يقول كلمته) ou bien « mon salaire ne me suffit pas » et même « le roi ne me représente pas » ! Et également de nouvelles prises de position publiques sur YouTube. La plus spectaculaire peut-être reste celle d’une jeune femme (vidéo ici) qui intervient voilée, selon les normes en vigueur dans son pays, mais qui brandit tout de même rituellement sa carte d’identité (avec sa photo masquée) à l’appui de ses dires : en gros, je suis avec les braves qui ont pris la parole, je parle en toute connaissance de cause contre la corruption et le reste de ce qui ne va pas dans le pays…
Pour l’heure, il n’y a pas eu d’interventions plus récentes. Il faut dire que la répression, même si elle n’est pas connue dans ses détails, est sévère, comme d’habitude pour ce genre de délits : prison ferme, interdiction de voyager, amende, interdiction d’utiliser les réseaux sociaux…. Plus encore que les années précédentes (voir quelques références à la fin de ce billet) les sanctions sont sévères. Au début du mois de mars, deux hommes ont ainsi été condamnés pour des Tweets à neuf et dix ans de prison. L’un d’entre eux (pour l’autre, son identité n’a pas été révélée) est un jeune militant de 23 ans, Muhannad al-Moyahmeed, condamné pour un crime qui est en soi tout un programme, « sédition contre l’Etat et moquerie à l’encontre de son chef » («التحريض على الدولة والسخرية من وليّ الأمر»)…
Qu’est-ce qui fait donc si peur aux autorités saoudiennes ? demande ingénument la chercheuse saoudienne très critique (vivant en Grande-Bretagne) Madawi Al-Rasheed. Dans un entretien (en anglais), elle revient sur le rôle d’internet en évoquant notamment la diffusion virale, sur la Toile, d’images révélant le luxe fastueux du palais royal, mises en circulation à l’occasion de la visite récente de Barack Obama. Dans ce pays où toute expression politique est muselée, les réseaux sociaux ne sont-ils pas la seule manière ou presque d’exprimer une parole publique ? A ceux qui pourraient lui rétorquer qu’il existe malgré tout des lieux, tels que les traditionnelles assemblées privées (diwaniyyés) et autres clubs et cafés plus ou moins culturels, on signalera que, précisément, la dernière foire du livre de Riyad, un des timides lieux d’échanges (d’autant plus que c’est [parfois] mixte !!!) a connu en mars dernier une censure plus rigoureuse que jamais.
Après trois années relativement « libérales », les autorités saoudiennes semblent bien changer de tactique et choisir la répression à outrance (article dans le Gardian et un autre, plus récent, dans Al-Monitor). Il ne s’agit plus seulement de s’en prendre aux voix relativement connues, ou encore particulièrement irrespectueuses, mais de pourchasser sur le Net les moindres velléités critiques. Tout récemment, une société spécialisée locale a ainsi annoncé triomphalement (article en arabe) la mise au point d’un super logiciel espion qui permettrait de pourchasser tous ceux qui se livrent à de mauvaises pratiques sur les réseaux sociaux.
Faut-il croire sur parole ces ingénieux ingénieurs ? Pas certain en tout cas que cela soit totalement efficace vis-à-vis d’une contestation qui a suffisamment évolué pour choisir aujourd’hui, et le fait doit être souligné très fortement, de sortir de l’anonymat et d’apparaître au grand jour, sous son nom réel et non pas sous le masque d’un avatar anonyme. (A propos de masque, on lit avec amusement – ou consternation – que celui de Vendetta, rendu célèbre par les Anonymous et devenu un symbole des contestations actuelles dans le monde, est officiellement interdit dans le Royaume depuis le moins de janvier dernier : article en arabe).
Il faut le souhaiter pour l’avenir de la monarchie saoudienne car la marmite numérique bout à gros bouillons contestataires, et il ne va pas être facile de refermer le couvercle ! En plus des libéraux qui veulent une meilleure gouvernance, il faut en effet compter aussi sur les radicaux de l’islam politique qui se montrent particulièrement efficaces sur le réseau des réseaux (article en arabe). Mieux, ces contestations ne se limitent pas à la seule sphère du politique mais « empoisonnent » tous les secteurs de la vie publique : simples citoyens désireux d’une vie normale (campagne pour les droits civiques, telle la possibilité pour les femmes de conduire), athées affichant fièrement leur incrédulité (article en arabe d’où est tirée l’image en haut de ce blog, prise devant la Kaaba !), sans oublier les comptes Twiter plus ou moins pornographiques (article en arabe) qui traduisent à leur façon un évident désir de liberté… sexuelle au moins !
Manifestement, les déceptions, en bien des lieux du monde arabe, vis-à-vis des promesses du printemps ne semblent pas devoir calmer les ardeurs des Saoudiens et des Saoudiennes.
Quelques références précédentes dans ces chroniques à propos du numérique saoudien :
« No woman, no drive », la génération YouTube en Arabie saoudite – 5 novembre 2013 – 28 octobre 2013
Le “petit juge” islamique et le gros compte Twitter : al-Arifi vs al-Ghaith – 6 mai 2013
Arabie (postmoderne) saoudite : des effets pervers sur YouTube ! – 15 octobre 2012
Comment des tweets d’anniversaire ont déclenché une « guerre internet de quatrième génération » en Arabie saoudite ! – 20 février 2012
Un prince saoudien dans le capital de Twitter (1/3) – 26 décembre 2011