Et pourtant, continua Bertrand, regarde ! Il y a
une figure qui s'est élevée au-dessus de la
guerre et qui brillera pour la beauté et
l'importance
de son courage...
J'écoutais, appuyé sur un bâton, penché sur
lui, recueillant cette voix qui sortait, dans le
silence du crépuscule, d'une bouche presque
toujours silencieuse. Il cria d'une voix claire :
— Liebknecht !
Il se leva, les bras toujours croisés. Sa belle
face, aussi profondément grave qu'une face de
statue, retomba sur sa poitrine. Mais il sortit
encore une fois de son mutisme marmoréen
pour répéter :
— L'avenir ! L'avenir ! L'oeuvre de l'avenir sera
d'effacer ce présent-ci, et de l'effacer plus encore
qu'on ne pense, de l'effacer comme quelque
chose d'abominable et de honteux. Et pourtant,
ce présent, il le fallait, il le fallait ! Honte à la
gloire militaire, honte aux armées, honte au
métier de soldat, qui change les hommes tour à
tour en stupides victimes et en ignobles bourreaux.
Oui, honte : c'est vrai, mais c'est trop vrai,
c'est vrai dans l'éternité, pas encore pour nous.
Attention à ce que nous pensons maintenant ! Ce
sera vrai, lorsqu'il y aura toute une vraie bible.
Ce sera vrai lorsque ce sera écrit parmi d'autres
vérités que l'épuration de l'esprit permettra de
comprendre en même temps. Nous sommes
encore perdus et exilés loin de ces époques-là.
Pendant nos jours actuels, en ces moments-ci,
cette vérité n'est presque qu'une erreur, cette
parole sainte n'est qu'un blasphème !
Il eut une sorte de rire plein de résonances et
de rêves.
— Une fois, je leur ai dit que je croyais aux
prophéties — pour les faire marcher.
Je m'assis à côté de Bertrand. Ce soldat qui
avait toujours fait plus que son devoir et pourtant
survivait encore, — revêtait en ce moment
à mes yeux l'attitude de ceux qui incarnent une
haute idée morale et ont la force de se dégager
de la bousculade des contingences, et qui sont
destinés, pour peu qu'ils passent dans un éclat
d'événement, à dominer leur époque.
— J'ai toujours pensé toutes ces choses, murmurai-
je.
— Ah ! fit Bertrand.
Nous nous regardâmes sans un mot, avec un
peu de surprise et de recueillement. Après ce
grand silence, il reprit :
— Il est temps de commencer le service.
Prends ton fusil et viens.
Henri Barbusse, Le feu, Folio, pages 365 à 367
Prix Goncourt 1916.Un chef d'oeuvre. Un procès sans artifices des abominations de la "Grande Guerre"
Le début de l'engagement pacifiste d'un géant de la littérature.
Le feuest à lire aussi ici: http://www.inlibroveritas.net/lire/oeuvre19273.html