La montagne m’attendait. J’aurais pu faire mes bagages. Partir sans même me retourner. Mais la montagne m’attendait.
Ses mots à lui avaient tranché
« Je ne sais pas comment te le dire… Mais depuis quelque temps, j’ai une copine qui, bientôt, viendra s’installer chez moi. »
Et le soir même, me laissant seule dans sa grande maison, il était allé la rejoindre.
« Un de perdu, dix de retrouvés ! »
S’était exclamée une amie en apprenant la nouvelle. Propos qui se voulaient rassurants, mais qui ne firent qu’exacerber ma peine. Et, étendue sur mon lit, incapable de trouver le sommeil, j’avais passé la nuit à regarder s’afficher les minutes et les heures au cadran lumineux du radio-réveil. Puis l’aube était venue. Et dans la clarté de l’aube, la montagne qui, derrière la maison, m’attendait.
Dans la montagne, point de chemin. À peine la trace d’un petit sentier. Qui va en louvoyant à travers la forêt et disparaît au pied des crans*. Ensuite, il faut grimper. Et, tant bien que mal, tenter de s’agripper à la pierre tout en cherchant des points d’appui. Et pendant que j’amorçais péniblement ma montée, mon chien, lui, courait devant. Loin devant.
J’avais commencé l’ascension, le corps brisé, la tête lourde. Quand, parvenue à mi-chemin, je sentis se dissiper ma fatigue et s’alléger ma tête. Sans doute le fait de voir la maison peu à peu s’éloigner puis disparaître dans la vallée n’y était pas étranger. Car j’atteignis le sommet dans un état second. Et là, en regardant à mes pieds se dévoiler le paysage, j’eus soudain envie de m’envoler.
Sur le sommet de la montagne, point de chemin. Pas même la trace d’un petit sentier. Mais une forêt de conifères, parmi lesquels disséminés, quelques bouleaux et peupliers. Est-ce l’odeur des épinettes ou le vert tendre des jeunes feuilles toutes baignées dans la lumière de ce précieux matin de mai qui vint à bout de ma raison ? Car soudain mue par l’obsession de découvrir d’autres points de vue, j’errai là-haut un long moment. Sans découvrir d’autres points de vue. Que l’infini de la forêt… Et pendant que mon chien courait devant. Loin devant. Moi, incapable de revenir sur mes pas, je commençais à m’inquiéter.
J’errai encore un long moment quand, au hasard, je découvris juste à mes pieds un filet d’eau. Dévalant l’autre versant de la montagne, un petit ruisseau. Et bientôt dans la forêt au gargouillis de ses eaux et au bruit feutré de mes pas vint s’ajouter dans le lointain le grondement sourd d’un moteur. D’abord une scie. Puis plusieurs scies qui, dans un concert improvisé, semblaient se donner la réplique.Quelques traces sur le sol me menèrent à un abattis. Arbres tombés, branchailles** et cordes de bois***, j’avançais à tâtons à travers ce fouillis quand un premier bûcheron se tourna vers moi. Puis un deuxième. Et un troisième… L’un après l’autre, saluant mon passage d’un regard, d’un signe de tête, d’un sourire ou de quelques mots gentils. L’un d’eux prit même la peine d’écarter quelques branches de mon chemin.
Étaient-ils quatre, cinq ou six ? Sept, huit, neuf ou dix ? Je ne sais plus. Mais je me souviens pourtant très bien que c’est le dernier, le tout dernier des bûcherons rencontrés sur mon chemin, qui m’escorta vers la sortie.
* Cran : rocher à fleur de terre
** Branchailles : branches d’arbres jonchant le sol
*** Corde de bois : amas de bois débité et empilé régulièrement
Notice biographique
Claude-Andrée L’Espérance a étudié les arts plastiques à l’Université du Québec à Chicoutimi. Fascinée à la fois par les mots et par la matière, elle a exploré divers modes d’expression, sculpture, installation et performance, jusqu’à ce que l’écriture s’affirme comme l’essence même de sa démarche. En 2008 elle a publié à compte d’auteur Carnet d’hiver, un récit repris par Les Éditions Le Chat qui louche et tout récemment Les tiens, un roman, chez Mémoire d’encrier. À travers ses écrits, elle avoue une préférence pour les milieux marins, les lieux sauvages et isolés, et les gens qui, à
force d’y vivre, ont fini par en prendre la couleur. Installée aux abords du fjord du Saguenay, en marge d’un petit village forestier et touristique, elle partage son temps entre sa passion pour l’écriture et le métier de cueilleuse qui l’entraîne chaque été à travers champs et forêts. Elle est l’auteure des photographies qui illustrent ses textes.