Une maîtresse passagère

Publié le 11 avril 2014 par Dubruel

AUX EAUX

Journal du marquis Léon de Rosevieux

(d'après Maupassant)

12 juin 1880- On veut que j’aille

Prendre les eaux dans cette ville

Qu’on dit la plus ennuyeuse des villes :

Loèche ! On me condamne au bagne !

13 juin- Tant ce voyage m’épouvante

Qu’une seule chose me tente :

Emmener une femme !

Si possible, une jolie !

Prendre une femme

Pour une durée d’un mois

Est moins grave pour moi

Qu’en prendre une pour toute la vie.

Et c’est plus sérieux…

Que pour un court moment joyeux.

Je ne veux pas d’une coquette

Mais je souhaite pouvoir, à tout instant,

La renvoyer pour quelque argent !

14 juin- Voilà. J’ai trouvé. Berthe !

Vingt ans, comédienne, jolie,

De la tenue, de l’amour…et de l’esprit !

15 juin- Étant libre de cœur et d’affaires,

Je la mène chez un grand couturier.

16 juin- Berthe a changé d’allure, de manières.

Dans le coupé, elle me souriait.

J’ai craint le baiser,

Mais non. Nous avons causé…

18 juin-À la frontière,

Un douanier a ouvert la portière :

-« Votre nom, monsieur ? »

-« Marquis de Rosevieux. »

-« Vous allez…? »

-« Aux eaux de Loèche, dans le Valais. »

-« Madame

Est votre femme ? »

-« Oui, monsieur. »

Je la vis rougir. J’en fus heureux.

À l’hôtel, j’annonçai :

-« M. et Mme de Rosevieux.

Nous nous rendons dans le Valais. »

21 juin- Bâle. Soleil radieux.

Nous partons pour Berne.

Soudain,

Berthe me prend la main.

Vingt heures. Arrivée à Berne.

24 juin- Dix heures du soir. Thun.

Nous franchirons demain

Ces monts que nous avons regardés

En nous promenant durant la journée.

Berthe se penchait parfois vers moi

En poussant des petits cris de joie.

-« On me croit ton mari.

Donc, conduis-toi avec discrétion.

Pas de causeries.

Pas de relations.

Agis en sorte que je n’ai jamais

À me reprocher ce que j’ai fait. »

-« N’aie pas peur, mon petit Léon ! »

26 juin- Loèche n’est pas triste. Oh, non !

J’entends nos voisins qui disent :

« Comme elle est jolie, la marquise ! »

27 juin- Premier bain

28 juin- deuxième bain.

J’ai pour compagnons-plongeurs :

Le baron Vernhes (d’Hongrie ou d’ailleurs),

Le prince de Vanoli,

De Rimini, Italie.

Le comte Lowenberg (d’Autriche),

Un banquier parait-il très riche.

Et vingt autres personnages

De différents âges

Et tous nobles !

Dans les villes d’eaux, tout le monde est noble.

Ils veulent être présentés à Berthe.

Je me dérobe. On me croit jaloux. C’est bête !

29 juin- Diable ! La princesse Vanoli

Et Berthe sont devenues amies.

2 juillet- Le prince nous a pris au collet :

Il nous a invités à prendre le thé.

3 juillet- Parmi les trente gentilshommes qui sont ici,

Il y en a au moins dix de fantaisie !

Parmi les dix-sept femmes qui sont ici,

En est-il douze mariées réellement ?

Et sur ces douze, en est-il plus de six

Irréprochables vraiment ?

10 juillet- Berthe est la reine du Valais.

On m’envie.

La princesse de Vanoli

M’a demandé :-« Ah !, ça,

Marquis, où donc avez-vous trouvé

Ce trésor-là ? »

Tout le monde est fou de Berthe.

On la gâte. On la fête.

19 juillet- Cocktail. Berthe est surprenante,

Superbe de grâce, charmante…

Un bouchon de champagne vient de sauter.

Et Vanoli de présenter

Une coupe à Berthe. On applaudit.

-« Je bois à la marquise de Rosevieux ! »

Berthe répond : « Je bois à tous mes amis ! »

10 août- Paris. Rue des Chartreux.

Berthe qui était si heureuse dans le train

Se met à sangloter, la figure dans ses mains.

-« Qu’as-tu ?

Dis-moi, qu’as-tu ? »

-« C’est fini d’être une femme honnête ! »

Je suis lâche. Je quitte Berthe.

Pendant deux ans,

Ce journal n’offre rien d’intéressant.

20 juillet 1883- Rimini. Invité chez Mme de Vanoli.

-« Mon cher marquis,

Donnez-moi des nouvelles de Berthe.

C’est la femme la plus charmante que j’aie vue. »

-« Voici trois ans que je l’ai perdue,

Ma chère Berthe. »

Elle me prit la main :

-« Comme je vous plains ! »

J’ai pensé : combien de femmes honnêtes

Deviennent des filles

Et combien de filles

Sont nées pour être des femmes honnêtes !