Série Arlt 8/8 – Nécessité d'une école pour romancier - Roberto Arlt – El paisaje en las nubes (Fondo de Cultura Economica, 2009) par Roberto Arlt

Tirée des chroniques inédites en volume, publiée en 2009 dans un monstre de 750 pages, cette série de huit « câbles » datés de l'année 1941 – inédits en français – propose le regard décalé de Roberto Arlt (1900-1942), l'auteur des Sept fous et géant des lettres argentines, sur l'art romanesque et la littérature. Sélection et traduction par Antonio Werli.
Nécessité d'une école pour romancier À mesure qu'un genre devient plus complexe, il se transforme en une branche de l'art ou de la science dont l'exercice présuppose une spécialisation. Un système de travail est indispensable, pour qui veut développer sa capacité à cultiver la spécialité, et c'est ce que nous appelons technique. Pour acquérir une technique, il faut fréquenter une école. De la même manière qu'il existe des écoles d'arts plastiques (dans lesquelles l'élève apprend à parfaire ses créations futures, grâce à son imagination ou, dans le pire des cas, à partir des rapports proportionnées qu'admet sa propre sensibilité) ou des écoles de journalisme (dans lesquelles l'aspirant s'autorise l'usage des aspects les plus sensationnels de la nouveauté, et grâce à la technique, de lui donner le plus grand relief littéraire), il me vient que l'exigence croissante des ressources de lecture de l'humanité aboutira à la constitution d'une école pour romanciers, où l'élève étudiera chaque procédé de manière scientifique, dans le but d'employer avec le plus grand bénéfice possible les éléments susceptibles d'être combinés en vue de produire de la beauté. L'art d'écrire des romans doit pouvoir être transmis, comme l'art de cuisiner, de peindre les métaux ou de faire des paysages au crochet. Jusqu'à présent, transmettre cette connaissance a été tout bonnement impossible, à cause de l'absence d'une statistique des éléments qui composent la forme roman, comme de leurs rapports les plus heureux, tel qu'ils ont été combinés à travers les époques. Dans les arts plastiques, les relations de surface et de profondeur que les volumes admettent entre eux ont été déterminés numériquement ; dans les arts poétiques, depuis longtemps, il existe des règles que nous pourrions définir comme des lois naturelles de l'expérience poétique ; en musique, l'analyse mathématique des œuvres de Bach ou de Beethoven nous révèle des combinaisons numériques étonnantes. Il n'y a qu'avec le roman que nous nous sommes écartés chaque fois plus des règles élémentaires de symétrie narrative, au point qu'aujourd'hui, n'importe quel ruffian considère qu'il a le droit d'écrire la première chose qui lui vient à l'esprit et à qualifier ses élucubrations de roman. Le désordre s'est à tel point accru que quelqu'un m'a dit il y a peu : — Aujourd'hui, n'importe quoi peut devenir un roman. — Un cours de mathématiques peut devenir un roman. — Non. Il est simple de conclure que des limites doivent être établies. Et ces limites ne peuvent être la résultante du caprice d'une seule personne, mais la résultante statistique de l'analyse mathématique d'une série d'œuvres que le consensus humain a qualifiées de chefs d'œuvre au cours des époques. Qu'entendons-nous par résultante statistique ? Établir dans le style, la quantité d'adjectifs et de métaphores employées ; dans les éléments, la proportion dans laquelle a été utilisé eau, terre, montagne et forêt ; dans l'action, le nombre de personnages, de conflits et de dialogues qui ont lieu pour une quantité déterminée de pages ou de mots. Ce travail n'a pas encore été réalisé, mais quelqu'un devra le faire, et une fois effectué, il permettra d'établir des taux, bien que curieux, éminemment instructifs. Nous connaîtrons la quantité précise d'adjectifs que Flaubert employait, la longueur moyenne de la description d'un paysage dans les romans de D'Annunzio, le nombre de conflits dramatiques qui se produisent tous les cinq mille mots dans une œuvre de Dickens ou de Dostoïevski, la durée moyenne du dialogue chez Dreiser ou Stendhal. Donc, un laboratoire ? Naturellement. Et je souhaite, de plus, consigner le fait qu'il n'y a que dans les laboratoires que l'on effectue l'analyse qualitative et quantitative des choses. Le genre théâtral a été d'une certaine manière soumis à une analyse empirique dans le laboratoire de la spécialisation dramatique. Tous les auteurs savent qu'une pièce possède en moyenne une durée de temps net de cent minutes, plus deux intervalles de dix minutes, ce qui monte le spectacle à une durée de deux heures. Chaque œuvre a trois actes, ce qui suppose une durée moyenne de trente minutes par acte. Un acte court mesure généralement vingt minutes, il est alors compensé par un autre plus long, de quarante minutes, et ainsi la longueur du spectacle est respectée. Cette mathématique des actes et du temps des actes a été déterminée par les exigences du public, produisant de cette manière une symétrie d'une certaine largeur et profondeur, et si un auteur n'arrive pas à remplir ce volume avec une certaine quantité de conflit, il échoue. Comme le théâtre se ramifie simultanément entre action romanesque et arts plastiques, le jeu combiné de ces deux arts requiert une spécialisation que l'auteur ne peut déléguer au metteur en scène, mais dont on donne presque toujours la charge au metteur en scène du fait de l'incapacité de l'auteur. Mais jusqu'à la fin des temps, il sera inutile de parler de ces problèmes délectables tant qu'on est incapable de les illustrer par des tables statistiques où figureraient la longueur des dialogues, le nombre de conflits, la quantité de paysages, etc. C'est seulement alors qu'on pourra établir un indice des proportions, et par conséquent esquisser une technique pour une spécialisation rationnelle, que le génie se dépêchera d'oublier dès qu'il abandonnera l'école.