A ce jour, j’ai déjà onze petits-enfants. Alors que je voulais disserter sur cette transition étonnante entre l’époque que j’ai connue (des grands-parents à la retraite et disponibles, s’ils étaient encore vivants) et celle que je vis comme beaucoup aujourd’hui (toujours actifs, les grands-parents sont néanmoins toujours attendus par les générations nouvelles dans l’ancien modèle : les fêtes qui rassemblent, la garde des bébés, etc.), je me suis arrêté sur le silence des nouveau-nés.
Bien sûr, ils pleurent, ils réclament à manger ; leur regard, pas encore totalement ouvert, suit pourtant votre voix, mais une fois qu’ils s’endorment et que vous les observez… Ils ne font pas que digérer. Ils doivent penser, mettre en place dans leur cerveau en construction ces milliers d’informations qu’ils perçoivent et les confronter à celles qui ont été transmises par les gènes. Comme il doit être incroyable de vivre les premières étincelles entre les neurones !
Dans le silence des chambres occultées pour leur sieste, dans le silence du crépuscule ou de l’aurore, dans la pénombre de leur voiture d’enfant, la pensée s’installe et s’étend, prend possession du corps, de ses possibilités. Existe-t-il alors un dialogue silencieux ? Tiens, je suis plutôt petit, châtain, avec une prédisposition artistique…
Savent-ils tout durant ces premières semaines de vie terrestre, quitte, comme un péché originel, à tout oublier avec l’entrée dans la réalité ? Ce silence primordial serait dans ce cas une mise en forme, physique et psychique. Les Anges leur donnent-ils des conseils ? Répondent-ils à leurs interrogations ? … avant d’effacer presque toutes les traces de leur passage. Seulement ce creux au-dessus des lèvres, empreinte du doigt, pour se souvenir du secret.
Passeront-ils leurs vies à essayer de retrouver ce bonheur original ou bien la vie sur cette terre n’est-elle qu’une lente descente, qu’une lente montée vers autre chose ? En 1980 dans « Mon terroir c’est les galaxies », Julos Beaucarne écrivait : « Le silence total peut-être c’est la mort au moment où les oreilles cessent de fonctionner, à moins qu’après la mort on n’entende une autre sorte de bruit une espèce de vibration qui serait les cinq sens à la fois, le corps n’étant qu’une espèce de rampe de lancement pour propulser l’âme comme une fusée dans l’espace et l’âme emportant toute l’expérience de la vie : toutes les sensations du corps depuis la naissance répertoriées dans une sorte de mémoire perfectionnée, le corps servirait donc de champ d’expérience de laboratoire pour l’âme, celle-ci d’ailleurs ayant déjà peut-être vécu dans d’autres corps à d’autres époques d’autres expériences dont elle a gardé souvenance. »
L’âme… Dont l’existence aujourd’hui est si souvent remise en cause, alors qu’il ne s’agit peut-être que d’une différence dans le langage, dans les mots et leurs définitions. Le langage, justement… dont les nouveau-nés ne feront l’apprentissage que plus tard et qui les métamorphosera en un être sociable. Mais en attendant, ils vivent dans le silence.
Julien Green confiait à Marcel Jullian « Le silence de l’homme attire le silence de Dieu. » Le silence, celui qui isole l’athlète avant d’affronter le stade, le court de tennis, la salle de compétition ; celui que recherche l’artiste avant de monter sur scène, avant d’évoluer devant les caméras, avant de poser les mains sur le clavier du piano, faisant du coup s’évanouir les légers murmures et les toux discrètes qui parcouraient les rangs des spectateurs.
Miles Davis (Un "ogre" je dis dans la "Boîte de Jazz") va même plus loin en disant : « La véritable musique est le silence et toutes les notes ne font qu’encadrer ce silence. »
Et Daniel Barenboïm déclare : « La relation entre la vie et la mort est la même que celle qui existe entre le silence et la musique – le silence précède la musique et lui succède. »
Il y a peu, en regardant dormir mes petits-enfants, dans le silence qui enveloppait la maison, j’essayais de penser très fort à l’avenir, à la force, à la générosité, à l’optimisme… Je sais et je devine qu’ils ont capté mes pensées !