Je vous ecris de Salamanque, et je dois dire que si je suis tres content d'avoir atteint le centre de cette bien belle ville, je suis un peu embete ce soir par l'etat de mes pieds, qui me cuisent litteralement. C'est d'autant plus curieux que jusqu a ces deux derniers jours, a part la vilaine blessure sur le dessus de mon gros orteil droit, je n'avais souffert d'aucune ampoule. Mais sans doute l'humidite des chemins associee a l'usure de mes chaussures et a la chaleur a fini par me jouer des tours. En tous cas, j'ai eu plutot du mal a terminer ces 52 kilometres qui me separaient de Salamanque ce matin et je vais devoir prendre garde a ca pour la suite de mon voyage.
J'avais déjà quelques inquietudes en partant ce matin. Mon collocataire Yves m'avait gentiment donne un "compeed", qui s'est avere assez inoperant. Après un petit dejeuner rapide, je decanille de Fuenteroble, cependant déjà derrière tous mes joyeux pelerins rencontres hier ou presque. Le jeu de ma matinee consistera donc a les rattrapper et a discuter un moment avec chacun.
La grande ligne droite degagee qui precede la montee vers le pic de la Duena s'y prete bien: les sommets enneiges sont desormais derrière nous. Je discute un petit instant avec une petite dame, francaise, qui marche tout de même d'un pas decide. Elle me dit que je marche trop, trop vite. Peut-etre. Elle s'arrete pour mettre un caillou pres d'une croix, ou de nombreux pelerins laissent symboliquement une trace de leur passage, ou de leur recherche. "C'est ma priere" m explique t elle. Chacun fait le chemin comme il l'entend, pour soi, avant tout.
Plus loin, je double Jurgen, un jovial allemand, qui chantait un air d'opera lorsque je l'ai rejoint. Nous parlons un instant, en mixant francais et allemand. Jurgen me dit, gentiment, "vas ton propre chemin, Sylvain, und gute reise...".
C'est ce que j'essaie de faire, toujours, ici sur le Camino comme dans la vie, en general. Quitte a n'etre pas dans le courant, qui a prendre des risques ou, dans certains domaines, etre trop prudent. Quitte a me casser les deux bras et a devoir la vie a la chance et a de gentils japonais qui passaient par la. Envoyes par dieu, ou par dieu sait qui. Quitte a vivre dans une cage a lapin, a m angoisser des factures qui ne sont pas bien vite payees, a ne jamais etre satisfait même d'avoir publier un premier livre. Quitte a souffrir des pieds, 25 kilometres de plus que mes amis, aujourd'hui.
Enfin, pour l'instant, ca va encore bien. Je trace, d'ailleurs. Au pied du pic, je rejoins Yves. Le pic n'est pas bien terrible. Une petite montee vite avalee, en courant. En haut, il y a une croix, et des eoliennes. Dans mon guide, c'est marque que les eoliennes ne sont pas bien, qu'elles empechent d'aller voir la croix. Moi, j'aime les eoliennes. Elles m evoquent a la fois les moulins a vents d'antan et l'espoir d'un monde plus ecologique, qui tirerait enfin son energie du vent, du soleil, de ce qui peut etre restera toujours.
J'y rejoins mon suisse allemand (j'ignore toujours son nom) et un autre francais, apercu hier soir. Puis entame la descente, d'une foulee encore bien dynamique, peut etre trop allegrement. C'est que je veux arriver tôt a Salamanque, histoire d'avoir le temps de visiter. Car je vais trop vite, je marche trop longtemps, mais je visite, je prends des photos et j'ecris aussi, c'est une (vraie) petite fierte. Pour dire que je suis un pelerin express mais pas forcement un homme presse non plus.
Après la descente, la suite du parcours est moins drole. Une longue ligne droite se dresse devant. Le chemin est souvent inonde, je cours puis marche sur la route. C'est a ce moment que mes pieds commencent a chauffer.
Je suis tout content de trouver, une bonne heure plus tard, la deviation vers San Pedro.
Le village est pose au milieu de la campagne. Le temps de m y restaurer d'un sandwich, je repars juste au moment ou deux de mes compagnons de route arrivent. Mais eux n'iront pas plus loin aujourd'hui. Une chaude apres-midi solitaire debute pour moi.
Car je marche seul dans cette vaste campagne, plutot belle, entre chenes verts clairsemes et pistes au soleil. Mes mollets me cuisent. C'est vrai, j'ai du mal. Mais c'est comme ca, je suis aussi un amateur de defi et j'aime rencontrer un peu de difficultes sur ces voyages a pied. Des defis que finalement je me fixe tout seul. Je viens du monde sportif et j'ai sans doute besoin de ce surpassement la. Mais ici, pas de competition, si ce n'est avec moi même. C'est aussi sans doute ca qui me plait. Arriver ce soir a Salamanque n'est finalement pas simple. Mais si je m arretais avant, qui cela generait il? Personne. Pas même mes cheres lecteurs, je pense, qui ne m en voudraient pas. C'est juste pour moi.
Je me retrouve aussi dans ces moments la.
Mais bon, ce n'est pas facile. Mes pieds sont en greve, ils renaclent. J'ai de plus en plus de mal a penser a autre chose. Une marre de boue au bout d'un pre a vache, inevitable car devant une porte-barriere a ouvrir, finit de reveiller les douleurs.
Et puis Salamanque apparait au loin. Au tres loin même. 10 kilometres a apercevoir les tours des cathedrales, puis a faire le tour par un parc. Je me traine. Le soleil finit de me cuire. Le pont romain est une delivrance.
Je regarde un peu la facade plateresque de la cathedrale, puis surtout vais vite me trouver une chambre d'hotel. Une grosse heure de repos avant d'aller visiter la ville, et surtout, surtout, retirer mes chaussures! Dehors, un gros orage eclate. Il a fait chaud sur mon chemin aujourd hui et c'est dans une ville pleine de pluie que je vais deambuller ce soir.
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Sylvain BAZIN