En janvier, je vous avais présenté une partie de l’œuvre d’Albrecht Dürer. Nous avions pu découvrir ou redécouvrir les autoportraits, l’Apocalypse, Saint Jérôme dans sa cellule et le lièvre.
Aujourd’hui je vous propose de regarder ensemble trois autres œuvres du même artiste.
Mélencolia I. C’est la gravure la plus énigmatique du maître, l’une des plus connues. Beaucoup d’encre et de salive ont coulé pour tenter d’expliquer cette étonnante composition.
Datant de 1514, on y voit un ange se morfondant, un putto fébrile, un lévrier endormi ainsi qu’une chauve-souris dont les ailes portent le titre de la gravure. Voilà pour les êtres vivants. Pour le reste, il y a une quantité impressionnante d’objet, tout aussi symbolique et « polysémique » j’oserai dire les uns que les autres : un carré magique, un sablier, un polyèdre, une roue de meunier, un rabot, une sphère, une échelle, un compas, des clés et des clous…
Qu’a voulu dire Dürer ? Chacun y va de son interprétation, tant l’œuvre est riche en sens, à commencer par le titre. Je reprendrai la vision d’Erwin Panofsky qui voit en cette gravure la vision de l’artiste sur son œuvre propre. D’après lui, le talent vient à la fois du savoir théorique, notamment la géométrie et d’une habileté pratique. Mélencolia personnifie la connaissance théorique qui pense mais ne peut agir. Le putti ignorant personnifie l’habileté pratique. Ces deux aspects étant désunis, il en résulte, pessimisme et impuissance créatrice, d’où une mélancolie remise au goût du jour par les néo-platoniciens et notamment Marsile Ficin ; le mélancolique marchant entre les deux abîmes de la folie et de la stupidité ne peut, pour survivre que trouver un équilibre parfait, à même de susciter une œuvre d’art elle-même parfaite. Au-delà de ces développements théoriques, sachons admirer la beauté plastique, l’extrême finesse du trait et la profondeur signifiante de cette œuvre.
Autre œuvre, tout autre ambiance : la Vierge au macaque, datant de 1498. Observez le traitement des espaces et des volumes et surtout le rendu des matières : l’eau de la rivière est veloutée, les tissus chamarrés, les nuages floconneux, le pelage de l’animal soyeux. Tout n’est qu’ordre et beauté, équilibre et paix… sauf la présence du singe. Le singe, symbole de luxure et du mensonge contraste avec la présence de la Vierge et de son fils. Et le singe est enchaîné, symbole de victoire finale du bien sur le mal. Dürer en profite pour nous faire partager son goût pour la zoologie, avec moult détails anatomiques (cf. le lièvre, le Rhinocéros, le Grand Cheval et le Petit, tous les deux de la même année 1505). Dernière œuvre, la peinture dite, des Quatre Apôtres, représentant Saint Jean, Saint Pierre, Saint Marc (évangéliste et non apôtre), Saint Paul (ni évangéliste, ni apôtre). Datant de 1526, soit deux ans seulement avant la mort de l’artiste, elle nous montre les quatre personnages avec leurs attributs. Nous devrions d’ailleurs nommer plus logiquement cette œuvre « Les quatre humeurs », car Dürer a certainement d’abord voulu symboliser les quatre humeurs, très à la mode à cette époque, via ces saints et non l’inverse. Nous trouvons donc le sanguin (Jean, jeune), le cholérique (Marc, âge mûr), le mélancolique (décidemment…, Paul, assez âgé) et le lymphatique (Pierre, vieillard). Ces humeurs sont hiérarchisées : le sanguin est le plus équilibré, le mélancolique, le plus sublime. C’est pourquoi, l’espace qui leur est dévolu est important, de même que leur place dans le plan. Admirez l’art de la couleur de Dürer – qui n’était pas seulement un graveur de talent – son traitement des volumes et des drapés et surtout le contraste des deux panneaux quant aux regards. Magnifique !Après le premier article de la série (qui n’est pas achevée…) et à travers ces trois œuvres, nous pouvons entr’apercevoir l’extraordinaire talent multiforme de Dürer, aussi bien graveur et peintre que philosophe, penseur et poète, s’inscrivant pleinement dans le grand mouvement européen d’émulsion d’idées et de production artistique géniale de son époque.
La suite au prochain numéro…