Critique de la raison nègre

Publié le 09 avril 2014 par Lecteur34000

« Critique de la raison nègre »

MBEMBE Achille

(La Découverte)

« En réduisant le corps et l’être vivant à une affaire d’apparence, de peau et de couleur, en octroyant à la peau et à la couleur le statut d’une fiction de l’assise biologique, les mondes euro-américains en particulier auront fait du Nègre et de la race deux versants d’une seule et même figure, celle de la folie codifiée. Opérant à la fois comme une catégorie imaginaire, matérielle et fantasmatique, la race aura été, au cours des siècles précédents, à l’origine de maintes catastrophes, la cause de dévastations psychiques inouïes et d’innombrables crimes et massacres. »

D’emblée, Achille Mbembe établit ses filiations : celles qui le rapprochent de Marx et de Fanon. Avec, et parce que le monde a changé, parce que le néo-libéralisme impose désormais son idéologie, cette interrogation qui sous-tendra l’ensemble de la réflexion : « … si par un de ces retournements dont l’histoire a le secret, toute l’humanité subalterne devenait effectivement nègre, quels risques un tel devenir-nègre du monde porterait-il au regard de la promesse de liberté et d’égalité universelle dont le nom Nègre aura été le signe manifeste tout au long de la période moderne ? »

Le devenir-nègre ? L’aboutissement de trois siècles d’histoire. Du début de la traite qui marque la naissance du capitalisme, qui fait du Nègre un homme « marchandise » jusqu’à la société mondialisée qui ne voit dans l’être humain que le producteur. Un long processus qu’Achille Mbembe décortique et analyse, à l’intérieur duquel il croit déceler « l’universalisation tendancielle de la condition nègre. » Dans un processus sécuritaire qui pose en des termes nouveaux les questions de la guerre et de la paix. « La guerre est devenue un gigantesque processus de travail et l’ordre militaire tend à imposer son modèle à l’ordre public de l’état de paix. »

Voilà un livre qui oblige à s’interroger sur les idées reçues, sur cet enseignement de l’Histoire qui ne s’est pas défait de tout ce qui signifia de manière arbitraire une prétendue supériorité de la race blanche, la seule qui serait jamais entrée dans cette Histoire ! L’historien Achille Mbembe rappelle ce que furent les approches de la race Nègre par quelques-uns des plus éminents penseurs français, approches qui pour la plupart justifièrent les pratiques esclavagistes et colonialistes et nourrirent (et nourrissent encore ?) l’imaginaire occidental. Avec la spécificité française, celle qu’explicitait il y a bientôt 150 ans un certain Paul Leroy-Beaulieu : « La colonisation est la force expansive d’un peuple, c’est sa puissance de reproduction, c’est sa dilatation et sa multiplication à travers les espaces ; c’est la soumission de l’univers ou d’une vaste partie à sa langue, à ses mœurs, à ses idées et à ses lois. » Alors que la vieille Europe n’est désormais plus le centre du monde, cette vision reste toute de même fortement enracinée.

Dans la filiation directe de Fanon, Achille Mbembe conclut sur la nécessité d’essayer d’avancer sur la voie de la construction d’un monde commun, ce monde dont, quelles que soient nos origines, nous sommes « les ayant droit ». Son remarquable travail interroge sur le sens que nous donnons à la liberté, à la justice, à l’égalité, données qui n’atteindront à leur plein épanouissement que dans « la montée collective en humanité ».