Le début du XXe siècle est marqué par la multiplication des conflits sociaux. Entre 1906 et 1909, pas moins de 1000 grèves sont par exemple déclenchées chaque année sur l’ensemble du territoire français (1). Salaires, conditions de travail, chômage, violence patronale, les motifs sont alors multiples. Département très industrialisé, le Tarn est particulièrement touché. En 1909, après la mobilisation des délaineurs de Mazamet en début d’année, les moutonniers de Graulhet (2) entrent en grève à leur tour au mois de décembre. Ce déclenche alors, l’une des plus longues luttes sociales de l’époque. En effet, pendant près de 147 jours, ouvrières et ouvriers vont se battre pour l’amélioration de leurs conditions de travail. Leur capacité de résistance, l’intervention de Jean Jaurès sur place et à la Chambre des députés, ou encore l’exceptionnel élan de solidarité qui va alors se forger au niveau local comme au niveau national, ont fait de cette grève un événement marquant de l’histoire du mouvement ouvrier en France.
Ils ont eu le courage de dire "non" à leurs laborieuses conditions de travail
En 1909, Graulhet est une petite commune d’environ 8000 habitants. Depuis le milieu du XIXe siècle, l’industrie du cuir y tient une place de plus en plus importante. Une évolution qui fait alors de cette cité du Tarn, le premier centre français de mégisserie (transformation des peaux de moutons en cuir). A l’époque, la ville possède près de 80 ateliers où sont employés environ 1800 ouvriers, dont près d’un quart sont des femmes. On y trouve à la fois des entreprises de très petite taille, comportant seulement quelques salariés, comme d’importantes usines embauchant parfois plus de 200 personnes.
Une vingtaine d’année auparavant, une partie d’entre elles avait fait le choix de la mécanisation. Un changement qui était venu bouleverser l’organisation du travail et le marché de l’emploi au sein de la localité. En 1889, une grève avait d’ailleurs éclaté à ce sujet. En effet, le machinisme avait eu pour conséquence de mettre certains ouvriers au chômage technique pendant une partie de l’année. Dans les plus grosses usines, la mégisserie était ainsi devenue une véritable "industrie saisonnière".
Face à cet état des choses, les conflits sociaux vont se multiplier dans la cité du cuir. Un an avant la grande grève de 1909, les ouvrières et ouvriers graulhétois se mobilisent et parviennent à obtenir une réduction de leur temps de travail (9 heures pour les femmes, 9 heures 30 pour les hommes). L’hiver suivant, c’est cette fois la question des salaires qui déclenche l’exceptionnel mouvement de masse des moutonniers qui va toucher la petite commune du Tarn pendant plus de quatre mois.
Des conditions de travail insalubres et dangereuses
Payées deux fois moins que les hommes, les ouvrières réclament en 1909 une augmentation de 25 centimes de leur salaire journalier (3). Cependant, d’autres revendications vont rapidement venir s’ajouter à celles des corroyeuses (ouvrières chargées de préparer les peaux). Afin de réduire les périodes de chômage, mais aussi d’améliorer leurs conditions d’emploi, les ouvriers souhaitent par exemple voir la journée de travail réduite à 9 heures.
En effet, à l’époque, les mégissiers graulhétois passent le pas de la porte de leur usine dès 6h du matin. Après une longue pause entre 11h et 13h, ils reprennent leur activité jusqu’à 18h. Deux fois par jour, ils disposent d’une période d’un quart d’heure pour souffler. Les journées sont donc longues et harassantes. D’après Jean Jaurès, « les ouvrières ne vivent pas au-delà de cinquante ans ! » (4).
Député du Tarn, le socialiste va dès le début du conflit se ranger du coté des travailleurs. Il prononce à ce sujet un discours à la Chambre, le 17 janvier 1910, dans lequel il revient sur la dureté des conditions de travail au sein de l’industrie du cuir et ses conséquences sur la santé des ouvriers.
"Pendant 4, 5, 6 et 7 mois le labeur est forcené ; les ouvriers, transformés en manœuvres, obligés d’emporter sur leur dos des charges de cuir, des charges de peaux toujours plus lourdes pour débarrasser de la matière la machine trépidante et toujours plus active, les ouvriers, pendant ces sept mois, sont surmenés, accablés ; puis, la saison finie, c’est pendant quatre mois, cinq mois, un chômage total (…).
Les ouvriers manient des substances répugnantes, des substances putrides, d’une odeur nauséabonde, intolérable. (…) Ils absorbent des émanations d’arsenic, ils manient des couleurs d’aniline ; il y a des émanations de chlorures, de sulfures, toutes sortes de matières puantes ou nocives (…). Si une industrie ne pouvait vivre qu’en intoxiquant d’une manière permanente ses ouvriers, ce serait funeste". (5)
Cette insalubrité des conditions de travail dans l’industrie du cuir se caractérise aussi par le développement du charbon, une maladie infectieuse qui fit plusieurs victimes dans la cité graulhétoise entre 1908 et 1909. "Le charbon est une infection virulente, inoculable, contagieuse entre les animaux et l’homme. Le charbon est à ce point contagieux que les médecins spécialistes ont constaté que non pas seulement dans un établissement, mais dans une ville où un mouton atteint du charbon avait été enterré, un habitant passant près de l’endroit où son sang s’était écoulé sur le sol, sans même manipuler la peau, pouvait être atteint. Vous pensez ce qu’il peut advenir de l’ouvrier qui, lui, travaille sur la peau du mouton infecté". (6)
En effet, à l’époque, les normes d’hygiène étaient minimes et rarement appliquées. Les ouvriers n’avaient par exemple pas l’obligation de porter de gants. Certains ateliers ne mettaient même parfois ni lavabo, ni vestiaires à leur disposition. Quelques mois avant le début du conflit de 1909, l’inspection du travail avait à ce sujet mis une cinquantaine d’usines graulhétoises en demeure, en raison de leur non respect des règles en la matière. Il faut par ailleurs ajouter à cela la dangerosité du maniement des machines. Dans les mégisseries équipées, les accidents étaient fréquents (mains coupées…).
Chômage périodique, inégalités salariales, insalubrité et dangerosité des conditions de travail, c’est dans ce contexte particulièrement compliqué pour les ouvriers de l’industrie du cuir, que débute l’exceptionnel mouvement de grève et de solidarité de Graulhet.
147 jours de résistance et de solidarité
Le 4 décembre 1909, à l’initiative des ouvrières graulhétoises de l’industrie du cuir, débute l’un des plus longs conflits sociaux du début du XXe siècle. Par solidarité dans un premier temps, les hommes cessent à leur tour le travail le lendemain. Le 6 décembre, l’ensemble des usines de la ville sont ainsi touchées par le mouvement.
Rapidement, les femmes obtiennent les 25 centimes qu’elles revendiquaient. Cependant, la réduction du temps de travail demandée par les ouvriers est elle refusée. Si ceux-ci souhaitent que leurs deux pauses hebdomadaires passent de 15 à 30 minutes, cela ne pourra se faire qu’en échange d’une réduction d’une demi-heure du temps de repos du midi. Le patronat rejette formellement un passage aux 9 heures.
A plusieurs reprises des conciliations sont proches d’aboutir, cependant elles échouent à chaque fois. Les ouvrières et ouvriers entament alors une grève générale illimitée. Des manifestations sont régulièrement organisées dans la petite cité du Tarn. Les grévistes se réunissent tous les deux jours sous la Halle aux Grains pour tenir leurs assemblées générales et mettre au vote leurs actions et décisions. En janvier, Jaurès vient sur place afin d’apporter son soutien au mouvement et tente une médiation avec le patronat. Cependant, là encore, c’est un échec.
Face à la détermination des travailleurs et à l’intransigeance de leurs employeurs, le conflit va s’enliser. Munis d’un esprit de résistance sans faille, les moutonniers vont alors radicaliser le mouvement et mener des actions coup de poing. Le 24 janvier une usine sera même incendiée. Quelques jours plus tard, c’est un mannequin représentant le président du syndicat patronal qui sera lui aussi brulé lors d’un rassemblement.
Pour les grévistes, voir certaines usines continuer à tourner, alors que la lutte bat son plein, est un crève cœur. Ainsi, ils s’efforcent par tous les moyens, d’empêcher les peaux venus de Mazamet, une autre commune du Tarn, d’entrer dans les ateliers. Rapidement, des convois sont stoppés et sommés de repartir à la gare. Parfois, les peaux sont brulées ou même détruites. Tout est fait pour ne plus permettre aux "briseurs de grève" de travailler. Cependant, face à la tournure prise par les événements, plusieurs bataillons d’infanterie et de cavalerie vont être envoyés sur place. Au total, près de 3000 soldats et gendarmes stationneront dans la ville durant le conflit.
Malgré les escortes, les convois continuent à être pris pour cible par les grévistes. Des affrontements violents ont même parfois lieu entre forces de l’ordre et manifestants. En première ligne, les femmes n’hésitent pas à se jeter au sol devant chargements et cavaliers afin de stopper leur progression. De leur coté, les non-grévistes sont par sécurité eux aussi accompagnés sur le chemin de l’usine. Cependant, c’est sous les insultes et les huées de leurs collègues qu’ils entrent et ressortent chaque jour. Afin de les soutenir, certaines entreprises vont organiser des cantines au sein même de l’usine. On y sert alors un menu peu habituel comprenant viande, légume, dessert, café et vin.
Bien que ses ateliers fonctionnent au ralenti, le patronat graulhétois reste inflexible. Pour lui, le temps n’est pas un problème. Il a obtenu de la part de ses fournisseurs et créanciers des délais et même le renouvellement des traites arrivées à échéances. Comme le rapporte l’Humanité (7), la solidarité patronale bat alors son plein. En effet, les grands patrons de Mazamet, où sont dépoilées les peaux avant de partir pour Graulhet, ont eux du céder aux revendications de leurs ouvriers quelques mois auparavant après un important mouvement de grève. Ainsi, lorsqu’éclate la lutte des travailleurs graulhétois, ils y voient l’occasion de prendre leur revanche.
Pour les grévistes cependant, le conflit est épuisant. Certains, sont contraints de quitter la ville afin de tenter de trouver du travail ailleurs. Cependant, la solidarité de classe est aussi active du coté des ouvriers. Ainsi, pendant une grande partie du mouvement, les commerçants leurs firent crédits et des "soupes communistes" furent organisées. Chaque jour, plus de 3000 personnes ont ainsi pu être nourris gratuitement. La municipalité et des syndicats de toute le France apportèrent aussi un soutien financier aux foyers les plus impactées.
Face aux difficultés qu’ils rencontrent afin de nourrir convenablement leurs enfants, certains grévistes décidèrent de les envoyer chez des proches ou dans les familles de camarades ouvriers de la région. Là-bas, ils purent vivre décemment en attendant que le conflit se termine. Ainsi, près de 250 graulhétois partiront vers Decazeville, Carmaux, Castres, Mazamet ou encore Toulouse. La verrerie ouvrière d’Albi, célèbre depuis la grande grève de 1895, participera activement à soutenir le mouvement de Graulhet.
Cependant, au mois de mars, après trois mois de conflit, le patron d’une des plus grosses usines de la ville et l’un des rares à ne pas être syndiqué, propose à ses employés de ne plus travailler le samedi après-midi pendant 6 mois de l’année sans que leur salaire ne soit impacté. Quelques jours plus tard, ils sont ainsi nombreux à reprendre le travail. Vécu comme une provocation par les grévistes, cet événement va engendrer d’importants affrontements aux portes de l’usine.
Début avril, le mouvement commence à s’essouffler sérieusement. Ne touchant plus de salaire depuis près de quatre mois, certains n’ont plus la force de lutter. Ainsi, le 28 avril, la reprise du travail est votée. Quelques jours plus tard, l’ensemble des ouvrières et des ouvriers reprennent le chemin de l’usine.
Une victoire en demi-teinte pour les moutonniers de Graulhet
Débuté le 6 décembre 1909, le conflit aura donc duré 147 jours. Pour les ouvrières et les ouvriers, ces 5 mois de grève auront laissé un gout amer. En effet, lorsqu’ils font leur retour dans les usines, le 2 mai 1910, ils ont échoué à faire accepter une partie de leurs revendications.
Cependant, à l’origine du mouvement, les femmes ont obtenu la hausse de salaire qu’elles espéraient (25 centimes de plus par jour). Quant aux hommes, s’ils ont échoué à faire allonger d’un quart d’heure leurs deux pauses hebdomadaires, ils ont malgré tout obtenu une légère réduction du temps de travail pour l’ensemble des salariés. Dorénavant, les mégissiers ne travailleront plus le samedi après-midi pendant la moitié de l’année (d’avril à septembre).
Concernant les conditions de travail dans l’industrie du cuir et plus largement dans l’ensemble des usines de France, le mouvement des moutonniers de Graulhet aura eu des conséquences non négligeables. En effet, après notamment les interventions de Jaurès et du ministre du travail Viviani à la Chambre des députés, un décret concernant l’hygiène et la sécurité dans les usines, est signé le 22 aout 1910, soit quelques mois après la fin du conflit.
Il "reconnaît finalement le charbon comme maladie professionnelle, sa déclaration est rendue obligatoire, les chefs d’établissements concernés devront faire examiner par un médecin désigné "tout ouvrier atteint soit d’un bouton, soit d’une coupure, écorchure ou gerçure non cicatrisée après trois jours de pansement à l’usine". Il renforce par ailleurs les réglementations hygiéniques dans les ateliers (obligation de lavabos, vêtements de protection….), ce qui entraîne d’ailleurs de nouvelles plaintes du patronat mégissier de Graulhet soucieux de préserver la compétitivité de ses usines". (8)
Si ce conflit a eu pour conséquences de discréditer les syndicats locaux et de diviser une partie des mégissiers de la cité du cuir, il a cependant surtout été un magnifique moment de résistance et de solidarité. Plus que jamais unis, hommes et femmes de Graulhet, ouvrières et ouvriers du Tarn, du Midi et de la France entière, auront par leurs actes, par leur dons, par leurs sacrifices, servis les intérêts de l’ensemble des travailleurs du pays. En refusant leurs laborieuses conditions de travail et en luttant pour leurs droits pendant pas moins de 147 jours, les mégissiers graulhétois auront démontré aux forces patronales que la classe ouvrière avait la capacité et l’énergie de se mobiliser pour la défense de son idéal, la justice sociale.
(1) Jarrige François, « Une invention de Jaurès ? La grève de Graulhet entre hygiénisme et machinisme au début du XXe siècle », Cahiers Jaurès, 2011/1 N° 199, p. 9-26.
(2) Ouvriers transformant les peaux de mouton en cuire.
(3) Les ouvrières gagnent alors 2 francs par jour.
(4) Jean Jaurès, Discours à la Chambre des députés, 17 janvier 1910.
(5) Jean Jaurès, Discours à la Chambre des députés, 17 janvier 1910
(6) René Viviani (ministre du travail et de la prévoyance sociale), Discours à la Chambre des députés, 17 janvier 1910.
(7) L’Humanité, 1er janvier 1910.
(8) Jarrige François, « Une invention de Jaurès ? La grève de Graulhet entre hygiénisme et machinisme au début du XXe siècle », Cahiers Jaurès, 2011/1 N° 199, p. 9-26.
Principales sources :
- Jarrige François, « Une invention de Jaurès ? La grève de Graulhet entre hygiénisme et machinisme au début du XXe siècle », Cahiers Jaurès, 2011/1 N° 199, p. 9-26.
- Antonini Bruno, « Introduction », Cahiers Jaurès, 2011/1 N° 199, p. 3-8.
- Jaurès Jean, discours à la Chambre des députés, 17 janvier 1910.
- De Seilhac Léon, Les grèves du Tarn, Mazamet et Graulhet (1909-1910), Paris, 1910.
- http://www.graulhet.fr : Fascicule réalisé par la ville de Graulhet pour les commémorations de la grande grève ouvrière des mégissiers (2009-2010).