Poésie du samedi, 67 (nouvelle série) :
Ils sont sacrément importants, ces mots dits « de passe ». On les utilise naturellement pour franchir certaines portes bien gardées, elles-mêmes supposées ouvrir sur d’autres horizons. Pour ne pas rester dans le « leurre du seuil », comme Yves Bonnefoy avait titré l’un de ses recueils. Pour atteindre au-delà du simple franchissement, comme un état de conscience supplémentaire, une lumière plus intense peut-être… Avant tout, il s’agit de se reconnaître entre pairs ayant accès au même endroit éclairé et sûr. C’est ainsi qu’on se transmet le mot de bouche à oreille. Mais en tant que tels, il se peut que les mots de passe soient en eux-mêmes viatiques et donc nourriture spirituelle pour le « passant » que nous sommes tous.
C’est ainsi qu’il faut entendre les Mots de Passe de Marie-Claire Bancquart, écrits en une période où elle se trouvait dans ce no man’s land situé entre la vie et la mort. C’est le deuxième recueil ainsi intitulé que je rencontre, après celui de Louis Lataillade (Poésie du samedi, 17, janvier 2011). Mais l’optique n’est pas du tout la même, et alors que Lataillade concluait que « La mort a brûlé tous les mots de passe / et elle a toujours le dernier mot », les trois extraits que j’ai tirés de ce recueil s’achèvent sur un état intermédiaire, quelque chose qui n’est pas encore la vie mais une promesse de vie nouvelle…
Tout est dans la transmission donc, et l’on veut bien qu’elle soit ténue comme celle qui s’accomplit ici par le pollen, du moment qu’il y ait passage de témoin… Pourtant , l’approche de notre poétesse vise à saisir sinon le néant, du moins ce qu’elle appelle le rien… Poussière, pollen, tourbillon… Le non-être est, vieux paradoxe, et toute la ruse va être de conjurer l’aimantation qu’il exerce sur nos êtres de chair par la parole subtile. Ainsi, la dispersion apparente des êtres a beau être fatale, l’anéantissement ne serait qu’apparent et, en tout cas, les mots transmis seront inéluctablement des mots sauveurs…
1. Si je pouvais saisir
un morceau du rien
toutes les formes
viendraient à moi
mais qui es-tu
ce rien ?
Si je pouvais
mordre les choses dans leur plein
je connaîtrais le goût du monde.
Mais voici l'ombre et les frissons
et si je veux danser avec leur tourbillon
je trahis
la gravité de l'animal
la raison d'être de nos corps.
Indécise
abandonnée
du moins avec un couteau bien coupant
je taillade ma peau. Du sang, cela peut attirer
qui ? - Le rien, justement. S'il me dévore,
je ne le rechercherai plus.
A manifeste ouvert
je louerai la poussière
haïe des hommes.
Je ne la mettrai pas du côté de la mort
mais d'une présence éclatée, diverse
proche d'une transmission par le pollen
d'un tremblement
sur l'arbre mûr, sur le pissenlit et la rose.
2. Si je pouvais saisir
un morceau du rien
de toutes les formes qui dansent
dans son étoffe
si je pouvais
mordre ces choses dans leur plein
je connaîtrais
dans tripes et boyaux
le goût du monde
mais
frissons félons
elles m’entourent, ces formes, elles me leurrent
et si je veux danser à leur mesure
je trahis en les imitant
la gravité de l’animal, la raison d’être de mon corps.
3. Si je pouvais saisir un petit rien
un morceau du rien
toutes choses viendraient à moi
elles qui dansent
dans son étoffe.
Si je pouvais
mordre les choses dans leur plein
je connaîtrais le goût profond du monde
indécise
je me tiens droite au moins
entre mes lèvres
un début de motet
pour fondre la neige
traverser de rythmes la terre...
On entend du temps battre
comme une promesse de vie dans un oeuf.
Marie-Claire Bancquart (née le 21 juillet 1932 à Aubin), Mots de passe, Le Castor Astral 2012.
Professeur émérite à la Sorbonne, essayiste, romancière, sa première œuvre publiée fut cependant un recueil de poèmes en 1969. Également en 2012 et toujours au Castor Astral, Marie-Claire Bancquart fait paraître un autre recueil au titre manifeste, Violente vie, dont on lira une belle évocation chez Angèle Paoli. A lire également son texte « écrire en poésie » et sa présentation chez Jean-Michel Maulpoix.