Sur l’immense plage du quotidien se croisent des corps drapés de leurs habitudes. Le matin. Le midi. Le soir. La nuit, aussi. Ils se croisent. S’entrecroisent. Puis reprennent, du même pas, leur route chimérique sur ce sable chaud qui ne sera pourtant jamais clouté. Des corps s’en vont, d’autres arrivent. Des corps, partout, tout le temps. Des corps étendus sur une serviette sous un large parasol. D’autres, plus imprudents, au dos déjà coloré. Des corps qui tapent dans le ballon, effrayant des corps plus timorés. Des corps qui courent. Des corps qui dansent. Des corps qui chantent. Des corps qui rient. Des corps qui crient. Des corps qui pleurent, aussi. Des corps assis sur les rochers, qui profitent du clapotis des vagues, les yeux fermés. Des corps, partout, tout le temps. Mais ce soir, aucun des corps ne se sera hasardé à rejoindre l’immensité de la mer en laquelle l’affluence des corps n’oppresse plus. Où l’on peut enfin respirer. Non, ce soir une tempête est annoncée, et le drapeau rouge a été levé.
Et puis il y a ton corps à toi. Ton corps à toi qui, au bord de l’eau, met toute son énergie à construire le plus beau château de toute la plage. Humidifier assez. Mais pas trop. Eviter les bambins maladroits qui jouent un peu trop près de lui. L’abriter du vent. Creuser une douve pour contrer la marée. Ne pas quitter des yeux le ballon. Tout en continuant de bâtir. Encore et encore. L’esprit vagabondant, de temps à autre, sur les corps d’à côté. Ces corps bigarrés qui ne t’auront jamais même distingué, toi, ce corps que la multitude a rendu invisible. Parce que sur l’immense plage du quotidien, il y a des corps bien plus beaux, bien plus forts que le tien. Plus bruyants, aussi. Des corps qui sauront toujours, mieux que toi, attirer ces rayons du soleil qui donnent bonne mine. Et puis, de toute façon, tu le sais, ton corps à toi n’a jamais su bronzer et, beaucoup trop peureux, tu ne fais rien pour l’y aider : tartinant chaque jour sur ton corps laiteux une épaisse couche de protection solaire.
Même si, au fond, tu aimerais tellement être comme ces corps qui peuplent l’immense plage du quotidien. Que l’un d’eux jette un œil sur toi. Qu’il fasse un pas dans ta direction, et te propose de t’aider à achever la construction de ton château, le plus beau des châteaux de toute la plage. Parce que seul, tu le sais, tu n’y parviendras jamais. Mais chaque jour, les mêmes scènes se déroulent devant tes yeux impuissants. Et chaque jour, tu tentes, du mieux que tu le peux, de maintenir ton château debout et de l’élever encore, encore un peu. Sur l’immense plage du quotidien. Au milieu de ces corps qui se croisent, drapés de leurs habitudes. Le matin. Le midi. Le soir. La nuit, aussi. Qui se croisent. S’entrecroisent. Puis reprennent, du même pas, leur route chimérique sur ce sable chaud qui ne sera pourtant jamais clouté. Soudain, un frisson parcourt ton corps. Ton corps à toi. Toi qui passes ton temps à observer cette plage, l’œil moralisateur, l’esprit rivé sur ton château à toi – le plus beau château de toute la plage : connais-tu seulement l’occupant du parasol d’à côté ?
Un coup de vent t’enlève à tes doutes. Un coup de vent un peu trop violent qui sème soudain la panique sur l’immense plage du quotidien. Emportant avec lui les larges parasols et les habitudes dont les corps étaient drapés. Soudain, des corps nus se lèvent et s’agitent en tous sens, avant d’abandonner à son triste sort l’immense plage du quotidien. Un coup de vent un peu trop bruyant que les cris de la foule qui s’éloigne n’auront pu couvrir. Seuls quelques corps restent là, malgré tout. Des fous ? Des aventuriers ? Des corps nus qui ont perdu leur moitié. Des corps nus qui n’ont jamais eu d’autre abri que ce ciel étoilé. Et ton corps à toi. Nu, aussi. Qui perd à présent des litres de sueur à tenter de maintenir ton château debout. Le plus beau château de toute la plage. Le seul, en réalité. Mais ça, tu l’ignores. Tu ne regardes même plus autour de toi. Tu humidifies. Assez. Mais pas trop. Tentes de faire de ton corps un paravent – lui qui peine à présent à garder les pieds sur le sable qui n’est plus du tout chaud. La tempête est là, et tu lui offres ton plus beau sourire.
Frédéric Beigbeder
Ton château résistera à la tempête. Coûte que coûte. Parce que, oui, il le faut ! Penses-tu tout haut. Mais il est des croyances que l’on n’a jamais osé remettre en question. Par habitude. Par flemme, aussi. Et cette question, jusque-là, t’avait échappé. Pourquoi perds-tu tant d’énergie à maintenir ce château debout ? Le plus beau château de toute la plage, si tu le dis. Mais ce château, surtout, dont tout le monde se fout. Qu’adviendra-t-il demain matin, quand la tempête sera passée – si la tempête passe ? Les corps nus rejoindront-ils, comme si de rien n’était, l’immense plage du quotidien ? Revêtiront-ils à nouveau le costume de leurs habitudes ? Poseront-ils un regard sur toi et ton château – si vous êtes encore là ? Probablement pas. Laisseront-ils les rayons du soleil t’atteindre enfin ? Certainement pas. Fébrile, tu te redresses soudain pour contempler ce château – le plus beau château de toute la plage – volant en éclats au gré du vent qui s’énerve de plus en plus. Un grain de sable atteint ton œil, te laissant aveugle sur l’immense plage du quotidien. Abandonnée, à présent.
Ton corps. Nu. Se retourne. Laissant ton château derrière lui. Ton corps. Nu. Ferme les yeux. Se laisse porter par les cris féroces du vent. Ton corps. Nu. Avance. À petits pas. Puis d’un pas décidé. Jusqu’à sentir l’eau cogner contre ses chevilles. Mollets. Genoux. Cuisses. Sexe. Ventre. Poitrine. Cou. Bouche. Nez. Yeux. Ton corps. Nu. S’est drapé d’éternité.
« C’est donc cela, la vie d’adulte : construire des châteaux de sable,
puis sauter dessus à pieds joints. » [Frédéric Beigbeder]