Ghouta: une implication turque, selon des sources américaines

Publié le 08 avril 2014 par Jcharmelot

Dans un article très informé, le journaliste américain Seymour Hersh, célèbre pour la qualité de ses sources, soutient que des analystes des services de renseignements américains et britanniques sont convaincus que l’attaque chimique près de Damas en août 2013 a été fomentée par un allié et membre de l’Otan, la Turquie.

Cette attaque, le 21 août, dans la banlieue de Ghouta a fait plusieurs centaines de victimes. L’usage d’obus remplis de sarin a été établi par une enquête des Nations Unies, mais les inspecteurs envoyés sur place se sont refusés à désigner un coupable avéré. Dans la presse occidentale et arabe, une majorité d’experts et de commentateurs ont considéré que le gouvernement de Bachar el Assad était le seul à posséder ce type d’armes et devait être tenu pour responsable.

Dans les jours qui ont suivi le massacre de Ghouta, les Etats-Unis, mais aussi la Grande Bretagne et la France, ont annoncé leur intention de ne pas laisser ce crime impuni. Les premiers éléments aériens d’une intervention militaire ont été mobilisés. Finalement, le président Barack Obama –qui avait considéré en 2012 l’usage des armes chimiques comme une « ligne rouge » susceptible de déclencher une intervention militaire– a annoncé qu’il devait obtenir l’accord du Congrès avant d’agir. Une frappe aérienne massive, prévue pour le 2 septembre, a été suspendue par Obama le 31 août. Par la suite, une médiation russe a permis d’éliminer de l’arsenal de l’armée syrienne, les stocks de gaz de combat.

Dans son article, publié par la London Review of Books du 6 avril, Hersh assure qu’un rapport des laboratoires d’analyse des services secrets britanniques a établi que le sarin utilisé à Ghouta ne faisait pas partie de l’arsenal syrien. Hersh –qui a déjà émis des doutes sur l’implication de l’armée régulière syrienne dans l’attaque de Ghouta– a soutenu dans une précédente enquête qu’au moins un groupe de rebelles armés, le Front al Nusra, a la capacité de déployer des armes chimiques depuis le printemps 2013. Il ajoute que du sarin lui a été fourni par des intermédiaires saoudiens ou turcs.

Le journaliste assure que l’Agence de renseignements militaire (DIA) des Etats-Unis est parfaitement au courant, et il cite dans son article un rapport très circonstancié de la DIA. Un porte-parole de la Direction du renseignement à Washington a démenti l’existence d’un tel rapport, comme il est de tradition dans ce genre d’enquête.

Selon l’enquête de Hersh, ce sont les services britanniques, forts des analyses faites par leur laboratoire de Porton Down, qui ont averti leurs collègues américains. A ce stade, la communauté du renseignement et les responsables militaires américains ont mis en garde le président Obama contre une intervention militaire qui courait le risque de ne pas pouvoir être légitimée par la stratégie invoquée de la « ligne rouge ». Clairement, le Pentagone, mais aussi le Congrès, étaient dans la crainte de se retrouver, comme dans le cas de l’Irak, à devoir justifier une guerre lancée sur des prémisses erronées.

Toujours selon Hersh, l’épisode de Goutha illustre la complexité des implications croisées dans le conflit syrien des services secrets d’au moins quatre pays, les Etats-Unis, la Turquie, l’Arabie Saoudite et le Qatar, dont les stratégies finissent parfois par s’opposer. Ainsi, selon Hersh, la CIA américaine, le MI6 britannique et les services secrets turcs ont mis sur pied en Lybie une opération d’acquisition d’armes de l’ancien régime du colonel Kadhafi, qui étaient ensuite transportées vers la Syrie pour être fournies à des groupes de la rébellion, soutenus et financés par les états du Golfe. Cette opération était coordonnée à partir du consulat américain de Benghazi, cible d’une attaque en septembre 2012 par des miliciens libyens qui a couté la vie notamment à l’ambassadeur américain en Libye.

Après cette attaque, la CIA s’est retirée de l’opération de fourniture d’armes aux rebelles, une décision qui a provoqué la colère des services turcs, selon les sources de Seymour Hersh. Mais aussi l’absence de contrôle américain sur le type de matériel qui était envoyé aux groupes rebelles en Syrie, dont certains sont considérés par les analystes du renseignements aux Etats-Unis comme inféodés à Al Qaïda. Selon ces mêmes analystes, la Turquie, sous la houlette du Premier ministre Recep Erdogan, bien déterminé à se débarrasser du régime de Assad et à renforcer l’influence turque en Syrie, a alors commencé à fournir aux rebelles les composants d’armes chimiques.

Selon Hersh, Erdogan et ses conseillers militaires auraient pris la décision de forcer la main du Président Obama à la suite d’un sommet americano-turc en mai 2013 à Washington au cours duquel Obama aurait résisté devant l’insistance turque de déclarer, déjà à l’époque, que la « ligne rouge » des attaques chimiques avaient été franchie en Syrie, et qu’une opération militaire internationale était justifiée. Ce refus d’Obama serait ainsi à l’origine de la détermination du Premier ministre Erdogan de faire organiser par ses services et ses alliés du Front Al Nusra l’attaque au sarin du 21 août sur la banlieue de Ghouta.

Un scénario largement accepté dans la communauté du renseignement aux Etats-Unis, mais impossible à admettre par le président Obama sans qu’il ait à répudier publiquement un pays allié, membre de l’Otan.

http://www.lrb.co.uk/2014/04/06/seymour-m-hersh/the-red-line-and-the-rat-line