31. Depuis que j’avais quitté le palais présidentiel, la ville m’apparaissait changée, plus riche et plus confortable. La route longeait des villas abritant les bureaux de sociétés étrangères : on devinait des limousines rutilantes parquées derrière d’opulents buissons fleuris. Puis la rue s’élargit et le trafic s’intensifia. Licornes au pelage doré, motos, bicyclettes, charrettes, taxis : tous progressaient bruyamment en direction d’un rond-point d’où l’on apercevait la gare.
Près des portes principales de la Grand Central Station de Lotos, une procession se déployait en méandres interminables. Une colonne d’êtres barbus et sans âge, la chevelure nouée sur la nuque, vêtus de tuniques ou de simples pagnes couleur de feu, avançait pieds nus dans la poussière. Silencieux comme des moines, ils jetaient des regards troublants d’intensité ; je les observais aussi, en tentant de leur sourire tandis qu’ils passaient en répandant une forte odeur de cendre, de jute et de santal. Ils s’engouffrèrent dans la grande halle ténébreuse vibrante de stridulations : je les y suivis.
Là, devant quelques guichets réservés aux voyageurs étrangers, nombre d’autochtones se tenaient déjà attroupés. Leurs voix s’entremêlaient, aiguës et métalliques. Un voyageur suppliait que l’on s’occupât de lui en priorité, car il était pressé de se rendre au chevet de sa tante qui se mourait dans une lointaine province. Puisqu’il ne restait plus de places disponibles dans le train qu’il désirait prendre, il lui fallait obtenir l’une des rares places réservée aux voyageurs étrangers sur chaque ligne principale. Il marchandait bruyamment avec le guichetier et deux hommes malingres qui le précédaient. Ceux-ci finirent par battre en retraite, réduits au silence par un argument dont je ne pus saisir la teneur. L’agitation retomba rapidement, les curieux s’éparpillèrent, et bientôt je fus moi aussi en possession d’un billet.
Je quittai la grande halle par une porte qui donnait sur une esplanade blanche de soleil. Une douzaine de jeunes globe-trotters habillés de jins délavés et de T-shirts aux teintes passées s’y étaient installés. Ils avaient extrait de leurs sacs fatigués des guides de tourisme, des romans et des nouvelles : Aziyadé, Atala, Octavie. Quelques-uns lisaient, d’autres écrivaient des cartes postales ou des lettres, sondant leur fort intérieur, faisant aveu de mélancolie et de ruptures, de rencontres et de réflexions. Chacun s’adonnait à un enthousiasme nourri de la présence de semblables desquels il s’agissait de se démarquer par d’infimes nuances dans la façon d’appréhender le pays, ses habitants et ses coutumes. On prenait soin de masquer ses peurs et ses lassitudes ; le degré acceptable d’étonnement et de curiosité se mesurait à l’aune du groupe ; on riait, on bavardait, on faisait étalage de son expérience.
Parmi eux, j’ai aperçu Thauma assis en tailleur à même le sol. Il s’entretenait avec un couple de jeunes inishophones. Je l’ai salué : il m’a répondu par un large sourire, m’a présenté à ses nouveaux amis, m’a expliqué qu’il comptait se rendre à N* ce jour.
- Lotos est un port, dit-il. On n’y reste pas ; ce n’est qu’un passage obligé pour celui qui désire se rendre dans le Nord, ou bien, si l’on en vient, dans le Sud.
- Demain matin, je compte prendre l’Express pour Illia, l’ai-je interrompu.
- L’Est aussi me fait rêver.
- Nous l’avons fait l’année passée.
Le jeune homme et sa compagne s’étaient rendus à Illia pour participer à une fête religieuse qui attire chaque année des millions de pèlerins sur les berges du Fleuve Apô. Le festival allait avoir lieu dans quelques mois. Pensais-je rester jusque là ?
- En ce moment, Illia offre un spectacle tristounet – c’est un peu Venise en hiver.
- Je suis pourtant sûre d’y trouver mon compte, dis-je.
Thauma a fait un signe de la tête.
- C’est l’heure.
Il a empoigné son sac et nous nous sommes souhaité bon voyage. Le couple partait pour T*, dans le Nord ; le trajet promettait d’être épuisant.
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