Le numérique peine à s'installer dans les bibliothèques. La faute à un catalogue encore sommaire, un cadre juridique et un modèle économique pour les éditeurs inexistants.
Interview croisée de Nicolas Gary, directeur des publications d’Actualitte.com et Benoît Epron, directeur de la recherche à l’ENSSIB. Rencontre dans le cadre de l’émission L’Atelier numérique.
La bibliothèque physique a-t-elle passé le cap du numérique ?
Benoît Epron :Je ne sais pas s’il faut vraiment parler de cap. Je parlerais plutôt d’un continuum dans lequel les bibliothèques se sont inscrites ces dernières années en intégrant le numérique à différents niveaux. Plus qu’un cap, je dirais que la bibliothèque évolue avec ses usagers, avec les pratiques culturelles de ses usagers.
Pourrait-on passer au tout numérique?
Benoît Epron :Il ne faut pas forcément voir les choses dans une logique de substitution d’une situation existante par une, future. On a aujourd'hui des pratiques culturelles qui sont à la fois papier ou analogiques et numériques. La bibliothèque aujourd'hui répond bien à l’ensemble de cette diversité des pratiques en proposant à la fois des contenus, des ressources sur support papier, classique et sur support numérique pour un lectorat qui va grandissant aujourd’hui.
Nicolas Gary :Le prêt de lecteur e-book pour les usagers fait partie des belles initiatives. Ca fonctionne particulièrement bien avec les publics senior qui n’arrivent plus à lire les tous petits caractères sur les livres en format poche. Leur proposer ce type d’appareil leur permet de renouer avec le livre.
Quid des éditeurs ? Le mariage bibliothèque/éditeurs/numérique est-il consommé ?
Nicolas Gary :Vous savez, dans un mariage, quand il y a trois personnes, il y a forcément un pour qui ça va mal se passer. Aujourd’hui, si la fonction d’un bibliothécaire est de prescrire des ouvrages, d’orienter les gens vers des œuvres à découvrir, avec le numérique, elle est réduite à peau de chagrin. Il n'y a ni catalogue, ni service, ni offre. On dispose aujourd’hui de peut-être 1 000 BD numériques et d’un catalogue de quelques milliers de romans, une grande partie relève du domaine public. Si on doit amener des lecteurs vers des nouveautés en format numérique, la tâche est tout simplement impossible.
Benoît Epron La difficulté pour une bibliothèque aujourd’hui est d’acquérir, avant même de mettre à disposition, des livres.
Pourquoi ?
Benoît Epron :On n’acquiert pas un livre numérique comme on acquiert un livre papier. L’acquisition du livre numérique relève d’un droit d’usage. A chaque éditeur, son offre, ses conditions. Il est difficile pour la bibliothèque d’expliquer à son usage que l’œuvre n’est disponible qu’en local, à distance, en streaming ou seulement, en téléchargement. Aujourd’hui, le droit de prêt du livre papier est défini par un cadre juridique, par une loi quand le prêt du livre numérique est défini par le contrat qui lie la bibliothèque à l’éditeur.
Il faudrait des DRM, dans ce cas?
Nicolas Gary :C'est peut-être la première fois que les DRM auraient du sens. On pourrait, par exemple, tabler sur un type d’offre à DRM chrono-dégradables. Mais la question du modèle économique se pose. Un ouvrage papier se gâte au fil des utilisations, un ouvrage, non. La schizophrénie des éditeurs aujourd'hui est de dire : « J’ai peur pour mon modèle économique. »
Pour un livre papier, ce n’est pas l’éditeur qui traite en direct avec les bibliothèques mais le libraire. A la vente, on reverse à l’éditeur, et à l’auteur. Le circuit est bien rodé. Pour le livre numérique, il n'y a pas ce circuit-là. Si l’éditeur ne sait pas comment il va se rémunérer, comment il va peut-être éventuellement envisager de rémunérer son auteur, il préfère ne pas avoir d’offre.
Quid du bibliothécaire ? Tout cela ne sonne-t-il le glas de son métier ? Si demain, il existe un iTunes municipal qui permet de télécharger tout à l’envi, plus besoin de se rendre dans une bibliothèque physique.
Nicolas Gary :On pourrait citer des recherches américaines qui donnent des exemples concrets de gens qui reviennent en établissement alors qu’ils disposent d’offres de prêt d’e-books accessibles de chez eux. Pourquoi revient-on dans les bibliothèques? Simplement parce qu’il y a malgré tout un rapport de prescription, de la même manière qu’on se rend en librairie pour avoir une offre et des propositions.