Lorsqu’il s’agit d’aborder les films à scandale, Lars Von Trier est incontournable.
Dès 1995 et la création du Dogme avec Thomas Vinterberg, le réalisateur danois recherche une certaine idée du scandale. Bouleverser les codes, choquer les institutions pour exister. Ils se restreignent alors à un cadre artistique stricte allant à l’encontre de tous les grands penchants du cinéma. Pas de travail de lumière, pas de décor étudié, un cadre narratif limité au réalisme contemporain… Mais abandonnant rapidement les principes qu’il a lui même érigés, Lars Von Trier développe sa propre patte de cinéaste, son univers chaotique et une esthétique maîtrisée pour le servir. Antichrist représente fidèlement l’oeuvre de Lars Von Trier et les scandales qui l’accompagnent assidûment.
© Les Films du Losange
Les festivals de cinéma sont bien souvent les théâtres des scandales se préparant pour le grand public. Les premières projections confirment ou rejettent les rumeurs développées lors de la promotion du film. Ici le titre suffit à faire frémir les journalistes et la séance de présentation du film au 62ème festival de Cannes se remplit en un temps record. En un temps record à nouveau la salle se vide et les rumeurs sont confirmées : le film est affligeant d’immoralité, écoeurant à en tourner de l’oeil. Chaque critique y va de sa verve pour faire vivre le scandale. Et puisque le cinéma aime se faire violence, le festival invitera à nouveau le réalisateur en 2011 pour la présentation de Mélancholia en compétition et l’assignera alors du titre de « persona non grata » pour un scandale qui, lui, semblait bien échapper au contrôle du metteur en scène.
Antichrist relate le récit du deuil d’une mère. Imprégnée de la culpabilité de la mort de son jeune fils, la femme (Charlotte Gainsbourg) sombre dans une profonde dépression. Son mari (Willem Dafoe), thérapeute, lui aussi présent au moment du drame, prend sa femme comme patiente et l’accompagne dans les différents stades du deuil. Le sujet ainsi présenté ne semble pas mériter un accueil si fracassant, mais celui-ci se retrouve envenimé par la noirceur de l’univers du cinéaste à la recherche des maux de l’humanité, d’autant plus qu’il fut conçu lors de la dépression du réalisateur. L’état de doute et d’anxiété de Lars Von Trier se mêle à la culpabilité de son personnage abîmé.
Le titre « Antichrist » n’a pas été choisi au hasard. Il représente parfaitement le film et ses personnages. Titre évocateur riche en croyance et symboles que l’on retrouve dans chaque facette de cette œuvre. « Antichrist », la négation du christ-bonté, inversement du mythe de la Genèse pour atteindre le chaos.
Suite au décès tragique de son enfant, la femme désemparée est à la recherche de nouveaux repères pour contrer ses angoisses, elle se dirige alors sans surprise dans les voies des croyances et mythes religieux. Cette dépression se teinte de mépris pour la mère et la femme qu’elle a été et qui a vu mourir son enfant. Qui ne l’a pas stoppé. Elle est la criminelle passive du fruit de sa chair alors qu’elle succombait aux plaisirs des corps. Elle accuse et rejette sa sexualité et de surcroît sa féminité. Car elle est dirigée par ses pulsions sexuelles violentes, elle adopte les croyances passées de la sorcellerie et du satanisme féminin. Alors qu’elle étudiait les violences faites aux sorcières au Moyen Âge, elle intègre ces idées qui la repoussaient. Ce deuil douloureux est déclencheur de ses vices profonds, la femme pénètre une dépression d’ébène amplifiée par celle de Lars Von Trier au moment de l’écriture puis du tournage. Certainement se projette-t-il dans ce portrait de femme tiraillée par les plus violentes crises intimes.
© Les Films du Losange
Si la question de la sorcellerie est installée avec patience, elle est perceptible rapidement dans le film à travers une croyance religieuse explicitée physiquement. Lors de la première scène, trois figurines de plomb sont présentées sur la table servant au saut mortel de Nick. Ces personnages sont accompagnés de titres : le deuil, la souffrance et le désespoir. Chacun donnera son nom à une partie du film, et leur présence dans le prologue annonce leur importance dans l’ensemble du récit. Chacune de ces trois parties est représentée par un animal symbole de ces valeurs négatives et se déroule lors de la présence du couple dans la forêt d’Eden où ils disposent d’un chalet.
Le premier animal est la biche enfantant dans la douleur. Elle accueille l’homme alors que le couple marche vers sa demeure à travers bois. Le second est un renard dévorant ses propres entrailles clamant que le chaos règne alors qu’il fixe l’homme au milieu des fougères. Le dernier est le corbeau et son lot de mauvais augures, ils forment ainsi le groupe nommé « Les trois mendiant ». Chacun de ces animaux apparaît à l’homme alors qu’il fait suivre son traitement à sa femme. Ce traitement consiste à identifier les peurs et angoisses afin de les surmonter. Par leurs apparitions, les trois mendiants lui offrent au fur et à mesure les clés de l’esprit détraqué de sa femme. Ces trois animaux représentent un penchant de ce personnage, ils ont trait à la maternité et au sexe : la biche symbole de la féminité accouchant dans l’angoisse et la douleur, le renard symbolisant la perversité sexuelle et manipulatrice des sorcières, et le corbeau annonceur de la mort et du drap noir du deuil. A chacune de ces parties, la femme s’enfonce plus profondément dans les mythes sorciers et le rejet de son corps.
Le film fait scandale dans son attachement aux croyances satanistes et perverses. La forêt d’Eden est l’inverse du jardin paradisiaque de la Bible et le couple défectueux n’en est pas chassé mais y pénètre par son péché de négligence envers l’enfant. Sans en faire l’éloge, Lars Von Trier présente l’antimorale et choque par l’approche crue qu’il adopte pour traiter un tel sujet.
Le film est construit en cinq parties dont les parties « Deuil », « Le Chaos règne » et « Désespoir » forment le noyau, entourées d’un prologue et d’un épilogue. Chaque partie est introduite par un carton-titre brut, coloré et inscrit à la craie et à la main. Le titre du film est fait sur le même principe qui traduit la crudité du propos et la violence s’en émanant : tons foncés, traits marqués et brutaux, technique rudimentaire… Cette structure compartimentée du film et du récit accompagne l’évolution de la dépression de la femme et explicite étape par étape un processus incontournable. Elle permet également un sectionnement de l’esthétique du film. Chaque partie a un rythme, un découpage, une couleur qui lui sont propres pour servir son objectif unique. Ainsi, le prologue et l’épilogue partagent une esthétique particulière, dénotant totalement avec les parties centrales. Ces deux parties se répondent et appartiennent au même style : noir & blanc, ralenti, séquence muette accompagnée de la même musique.
Les trois autres sections du films sont en couleurs. « Deuil » est la partie la plus réaliste. Elle se déroule en ville, dans l’hôpital où est soignée la femme et dans l’appartement du couple. Les décors sont peu éclairés et les personnages évoluent dans une ambiance bleue foncée dans laquelle leur peau prend des couleurs cadavériques, la mort est omniprésente.
« Le chaos règne » marque l’arrivée du couple à Eden. L’image est conquise par le vert environnant de la forêt, les plans se desserrent autour des personnages. La Nature effrayant la femme prend du terrain, ses angoisses sont présentes tout autour d’elle, à l’image comme au son. Lorsque le couple se réfugie dans le chalet, la Nature les poursuit par le bruit interminable des glands tombants sur le toit.
« Désespoir » est le retour au bleu profond. L’espoir d’amélioration de la partie précédente s’effondre, les croyances et la sorcellerie se confirment et piègent les personnages, prisonniers d’Eden, leur calvaire débute seulement. L’homme abandonne alors le traitement de sa femme qui lâche ses dernières prises sur la réalité. Les trois mendiants sont réunis et sèment la folie.
Bien que le scandale englobant le film n’ait pas attendu cette avant dernière partie, elle en constitue toutefois le cœur. Allant jusqu’au bout dans le rejet de sa sexualité, la femme accomplie dans cette partie les mutilations en découlant. Fidèle à son souhait de crudité, Lars Von Trier n’épargne pas aux spectateurs la vue des membres qu’elle violente et ne rate pas de choquer la majorité du public.
Parmi les évolutions esthétiques du film, les représentations des angoisses demeurent dans un style constant. Leur première occurrence est dans le deuil alors que le traitement débute. Ces tableaux animés représentent divers lieux d’Eden habités par les deux personnages à tour de rôle.
Les couleurs saturées sont celles de la partie en question mais leur ralenti s’apparente au prologue et à l’épilogue. Cette esthétique très marquée est propre au réalisateur qui l’utilisera sur le même mode dans son film Mélancholia traitant de la peur de la fin du monde proche. La saturation des couleurs opposée à la blancheur de la femme annonce clairement un univers irréaliste dont le personnage central est le créateur. Le ralenti accentue la sensation de visions fantasmées et relie ces séquences à la mort de Nick dans le prologue, cause de ces visions cauchemardesques.
Sans rien retirer au caractère choquant de plusieurs scènes du film et de son propos en général, le scandale d’Antichrist a été principalement médiatique. Contrairement aux films de Pasolini ou aux Chiens de paille de Peckinpah, le film de Lars Von Trier n’a pas subi de censure. Produit à une époque où la représentation de la violence est démystifiée par internet, les jeux vidéos, les films gore, etc, le film n’a pas réellement scandalisé le public et les sociétés. De ce fait, il n’y a pas véritablement un avant et après Antichrist. Le film n’est pas précurseur d’un nouveau genre mais s’inscrit dans le parcours de Lars Von Trier et de son style singulier. La violence de ces scènes n’a pas ouvert une nouvelle représentation de celle-ci, mais son scandale a ouvert la brèche du cinéma danois et nord-européen plus largement. Par sa grande gueule et ses sujets tabous, Lars Von Trier se joue des conventions et braque les projecteurs dans sa direction, éclairant ainsi une génération de réalisateurs prometteurs.
Marianne Knecht