Le sujet du mois d’avril ne porte pas sur des films d’un même genre ou d’une même catégorie. Il porte sur des époques ou des sociétés qui ont fait de certains films des objets de débats, parfois virulents, sur les limites d’une morale et d’une oeuvre. L’angle que nous avons privilégié ici n’est donc pas une analyse ou une critique de films, mais bien la relation que ces films forment avec leur public lors de leur sortie en salle et les limites sociétales que le cinéma s’évertue à provoquer et repousser.
Lorsqu’on se rapproche de la vraie nature de ces scandales, on remarque qu’il s’agit pratiquement toujours de trois thèmes ancestraux : sexe, violence et religion. Trois mots qui ont bâti la civilisation depuis son plus vieux jour. Le cinéma, loin d’être novateur dans cette quête de représentation, reste encore l’un des derniers exemples où l’art cherche à pousser les bonnes moeurs et la pudeur dans leurs retranchements. Car, en plus d’avoir l’avantage du « pouvoir de l’image », il est aussi l’un des plus grands divertissements populaires au monde, ce qui en fait un média d’importance autant qu’un bouc-émissaire parfait pour ses détracteurs.
De son côté, le cinéma n’hésite pas, à travers ses auteurs controversés, à user de ses charmes pour attiser la curiosité du cinéphile comme du néophyte. La preuve est presque toujours à l’appui et certains exemples récents comme La Vie d’Adèle de Kechiche ou Nymphomaniac de Von Trier ne diront pas le contraire. Mais plus qu’au cinéma, le public prouve sa fidélité envers des sujets tabous : le sexe parce qu’il ne peut pas en parler, la violence parce qu’elle lui est a priori interdite, la religion et la foi car elles lui échappent. Trois sujets qui ont en commun la curiosité (parfois ou souvent voyeuriste) d’un univers schizophrène, partagé entre son désir de divin et son plaisir animal.
Les exemples que nous avons choisis pour ce dossier sont purement subjectifs. N’essayez pas d’y voir une vue d’ensemble ou un semblant d’exhaustivité. Nous les avons privilégiés car ils représentent, pour nous, une certaine idée du scandale. Il aurait en effet été mal avisé de notre part de faire de la redite, en reprenant des films comme Orange Mécanique, La Grande bouffe ou L’empire des sens dont on connaît presque tous, en tous cas pour ceux qui s’y sont un tant soit peu intéressés, l’engouement qu’ils ont provoqué à leur sortie. Nous ne parlerons pas non plus de films pornographiques ou de films de genres, qui dans leur essence même appellent à rester confidentiels et représentent une audience volontiers restreinte. Nous nous sommes reportés sur des oeuvres ou des cinéastes qui ramènent le scandale à une volonté de faire avancer les mentalités de leur public. Ainsi, lorsque nous parlons des films de Pier Paolo Pasolini, nous évoquons l’Italie de son époque. Quand Gaspar Noé fait Irréversible, il nous offre une vision de la bourgeoisie française et de ses démons. Lars Von Trier, l’un des derniers provocateurs, est étudié à la loupe dans deux de nos articles, tandis que Sam Pekinpah élabore, de son côté, un portrait cynique et désespéré des Etats-Unis post-Kennedy avec ses Chiens de Paille.
Chacun dans son genre nous emmène dans les travers cachés ou hypocrites des sociétés qu’il dépeint. Chacun tend un miroir fidèle à une communauté déformée. Ils élaborent un discours malvenu car dénué d’auto-censure, une vérité dont personne ne veut entendre parler. Car les auteurs que nous présentons ici ne sont ni plus ni moins que des révélateurs de gangrènes, et leurs films des témoins de leurs temps.
Les films à scandale sont ceux qui ont repoussé les limites. Celles de l’éthique, de l’ordre établi, du « savoir-voir ». Mais aussi celles de l’esthétisme, du choquant, du frontal, du provoquant. Oui, l’objectif est aussi de tester le spectateur, de lui montrer ce qu’il fait semblant de refuser, de le mettre à l’épreuve pour le faire se questionner.
Le film à scandale cache un vice profond et si ancien qu’il n’en fait qu’actualiser la forme. Le film scandaleux a pratiquement toujours été plébiscité par le public. Il a toujours été fascinant, dérangeant, jouissif aussi. Il s’est approprié ce phénomène ataviste de l’attraction/répulsion. Pourquoi sommes-nous intrigués de voir des gens se battre devant nous ? Pourquoi la vue du sang peut-elle nous laisser pensifs ? Pourquoi continuons-nous de regarder fixement des gens qui souffrent ou sont maltraités ? Pourquoi sommes-nous fascinés par deux corps qui s’étreignent ? Ces films appellent donc notre mémoire ancestrale, notre inconscient réprimé, ils sont une porte menant à notre animalité, une fenêtre visqueuse dans un monde trop sec, trop propre, trop civilisé.
Larry Gopnik