Lorsque vous aurez achever la lecture de cet article, en moyenne en 4 minutes, l'Etat français - et donc le contribuable - aura perdu 4 x 1 712 € par minute soit 6848 €. Un gaspillage injustifié à l'heure où les comptes publics sont pourtant mis à rude épreuve. Un gaspillage d'autant plus incompréhensible que l'Etat a besoin de ces fonds pour investir dans la modernisation de nos infrastructures de transport.
Un gaspillage qui prendra sans doute bientôt fin. Fin 2013, une commission d'enquête a été créée au Sénat et une mission d'information l'a été à l'Assemblée nationale. Leurs travaux vont prendre fin dans une quinzaine de jours et leurs rapports publiés. Comme Stéphane Le Foll, désormais porte parole du Gouvernement l'a déjà admis, le Gouvernement ne pouvant remettre en cause le contrat conclu avec la société Autostrade, il sera exécuté. En réalité, s'il est possible que le Gouvernement engage une énième modification du cadre juridique applicable à l'écotaxe dans la prochaine loi de finances, notamment pour justifier le retard de mise en place, cette mesure devrait finalement s'appliquer à compter du mois de janvier 2015.
La question principale est donc de savoir pourquoi l'Etat, après avoir très longuement élaboré, depuis 2007, le dispositif juridique de l'écotaxe et conclu un contrat dont la régularité de la procédure de passation a été confirmée par le Conseil d'Etat en 2011, aura attendu un an, au risque de devoir perdre des millions d'euros ?
Pourquoi l'écotaxe est passée du statut de mesure consensuelle à celui de symbole de l'écologie punitive ? De quoi l'ecotaxe est-elle le nom ? Un très bref rappel historique est utile pour comprendre pourquoi une mesure, à l'origine très consensuelle est devenue à ce point controversée.
L'écotaxe poids lourds : une mesure consensuelle
L'écotaxe poids lourds est avant toute chose une mesure européenne. Le cadre juridique applicable à la mise en place de ce type de taxe a en effet été défini par une directive "Eurovignette" de 1999 (cf. Directive 1999/62/CE du Parlement européen et du Conseil, du 17 juin 1999, relative à la taxation des poids lourds pour l'utilisation de certaines infrastructures). C'est en Alsace, victime de reports sur le réseau routier, que l'idée d'expérimenter une ecotaxe poids lourds a d'abord été envisagée.
Au plan national, la création d'une d’une éco-redevance kilométrique pour les poids lourds sur le réseau routier non concédé est procède de l'engagement n°45 du Grenelle de l'environnement.
"Engagement n°45 Création d’une éco-redevance kilométrique pour les poids lourds sur le réseau routier non concédé.
Objectif : mise en place effective en 2010. Modes de compensation via divers mécanismes et reprise en pied de facture. Affectation de cette ressource aux infrastructures ferroviaires (AFITF). Demande de révision de la directive Eurovignette en vue d’une meilleure intégration des coûts environnementaux. Le montant de la taxe, qui doit pouvoir être répercuté, serait fonction des émissions spécifiques du véhicule, de la charge utile maximale et du nombre de kilomètres parcourus".
Cet engagement a été adopté par tous les collèges du Grenelle sans débat particulier. Un engagement consensuel donc qui n'a fait l'objet d'aucun commentaire, d'aucune déclaration hostile contrairement à d'autres engagements, notamment celui relatif à la réduction de la consommation de produits phytosanitaires.
Le principe d'une écotaxe poids lourds a été votée à la quasi unanimité des parlementaires de droite comme de gauche à l'occasion du vote de la loi n° 2009-967 du 3 août 2009 de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle de l'environnement
Pour s'en convaincre il suffit de lire l'article 11 de cette loi du 3 août 2009 votée par la totalité des députés socialistes et UMP :
"Une écotaxe sera prélevée sur les poids lourds à compter de 2011 à raison du coût d'usage du réseau routier national métropolitain non concédé et des voies des collectivités territoriales susceptibles de subir un report de trafic. Cette écotaxe aura pour objet de financer les projets d'infrastructures de transport. A cet effet, le produit de cette taxation sera affecté chaque année à l'Agence de financement des infrastructures de transport de France pour la part du réseau routier national. L'Etat rétrocèdera aux collectivités territoriales le produit de la taxe correspondant aux sommes perçues pour l'usage du réseau routier dont elles sont propriétaires, déduction faite des coûts exposés y afférents. Cette redevance pourra être modulée à la hausse sur certains tronçons dans un souci de report de trafic équilibré sur des axes non congestionnés.
Cette taxe sera répercutée par les transporteurs sur les bénéficiaires de la circulation des marchandises. Par ailleurs, l'Etat étudiera des mesures à destination des transporteurs permettant d'accompagner la mise en œuvre de la taxe et de prendre en compte son impact sur les entreprises. Par exception, des aménagements de la taxe, qu'ils soient tarifaires ou portant sur la définition du réseau taxable, seront prévus aux fins d'éviter un impact économique excessif sur les différentes régions au regard de leur éloignement des territoires de l'espace européen."
Tous les éléments principaux de cette mesure sont ainsi définis dans cette loi "Grenelle I" :
- une taxe et non un impôt qui doit être mise en place en...2011
- elle frappe, non toutes les circulations de poids lourds sur toutes les voies mais le "coût d'usage" du réseau routier national métropolitain non concédé et des voies des collectivités susceptibles de subir un report de trafic
- une taxe qui a pour objet de financier une Agence de financement des infrastructures de transport
Nombre d'élu(e)s qui critiquent ou omettent de défendre aujourd'hui l'écotaxe l'ont donc en réalité voté hier.
Aussitôt le principe d'une écotaxe votée, le Gouvernement s'est attaché à en préciser le régime juridique à l'article 153 de la loi n° 2008-1425 du 27 décembre 2008 de finances pour 2009, modifiant l'article 285 septies du code des douanes. De loi de finances en loi de finances, des précisions ont été apportées tout en reportant à chaque fois la date de son entrée en vigueur. Ce report de l'entrée en vigueur de 2011 à 2014 n'était toutefois pas la conséquence d'un dissensus mais bien d'une difficulté à mettre en place techniquement et juridiquement un dispositif assez complexe.
Finalement, ce dispositif juridique, qui repose sur une majoration du prix du contrat de transports de marchandises par poids-lourds a été finalisé par un décret publié juste avant l'élection de François Hollande à la présidence de la République. Il s'agit du Décret n° 2012-670 du 4 mai 2012 relatif aux modalités de majoration du prix du transport liée à l'instauration de la taxe alsacienne et de la taxe nationale sur les véhicules de transport de marchandises.
Ce décret procède à une application de l'article L.3222-3 du code des transports, relatif au contrat de transport. Contexte électoral oblige, ce décret est passé inaperçu et n'a pas fait l'objet de recours.
La nouvelle majorité, comme la précédente, va cependant valider cette mesure en en modernisant le dispositif. Ce sera fait au moyen de la loi n° 2013-431 du 28 mai 2013 portant diverses dispositions en matière d'infrastructures et de services de transports.
Premier disssensus
L'article 16 de cette loi du 28 mai 2013 va faire l'objet d'un recours de la part de parlementaires de l'opposition, premier signe d'un délitement du consensus entourant cette mesure. Le Gouvernement va défendre cette loi devant le Conseil constitutionnel en fournissant notamment les explications suivantes:
"L'article 16 de la loi déférée prévoit ainsi que le prix contractuellement défini fera l'objet de plein droit, pour la partie du transport effectuée sur le territoire métropolitain, d'une majoration, quel que soit l'itinéraire emprunté. Elle résultera de l'application d'un taux qui est fonction des régions de chargement et de déchargement des marchandises transportées ― et, pour les transports internationaux, à défaut de régions de chargement et de déchargement, des régions où se situent les points d'entrée et de sortie du territoire métropolitain. Un taux par région sera déterminé pour les transports intrarégionaux et un taux unique pour les transports effectués entre régions et pour les transports internationaux dont la partie effectuée sur le territoire métropolitain l'est sur plusieurs régions".
Si, de 2007 à 2013, la création d'une ecotaxe ne suscite pas d'opposition entre majorité et opposition, c'est donc à partir de mai 2013 que l'on peut identifier un début de polémique, laquelle va enfler jusqu'en novembre avec le début de la mobilisation des "bonnets rouges". A compter du mois de mai 2013, l'ecotaxe va devenir progressivement, en lieu et place de la taxe carbone, le symbole de l'écologie punitive. Comme par hasard, c'est précisément de mai à novembre que s'élabore, se négocie et s'écrit la loi de finances, votée fin décembre.
Or, de mai à novembre 2013, s'élabore la première loi dont le texte peut être véritablement "influencé" par les écologistes présents dans la majorité présidentielle et au Gouvernement depuis mai 2012. Le risque, pour certains lobbys, de voir se "verdir" la fiscalité est donc réel et il faut agir. Or, en termes de communication, il est difficile de viser la fiscalité écologique dans son ensemble, dont la réforme est soutenue par des personnalités médiatiques comme Nicolas Hulot. Viser une mesure en particulier pour tenter de faire s'écrouler tout l'édifice est bien plus avisé. Comme toujours, lorsqu'il s'agit des groupes d'intérêt, il sera difficile de rapporter la preuve de cette stratégie mais j'espère pour ma part que les travaux de la mission sénatoriale et de la mission de l'Assemblée nationale permettront de mettre en évidence ce travail de lobbying.
Ce ne sont pas tant les juristes qu'il faut interroger sur la légalité du contrat ecomouv que les lobbyistes qui ont travaillé sur le projet de loi de finances pour 2014.
L'éco taxe : pas un impôt mais une mesure conforme à la Constitution
Le Conseil constitutionnel, par une Décision n° 2013-670 DC du 23 mai 2013 va rejeter le recours dirigé contre l'article 16 de cette loi du 28 mai 2013 et déclarer cette mesure conforme à la Constitution. Au passage, il est intéressant de noter les termes du considérant 11 de cette décision :
"11. Considérant que, d'une part, la majoration forfaitaire du prix de la prestation de transport de marchandises prévue par l'article L. 3222-3 est perçue en totalité par l'entreprise de transport ; qu'elle ne constitue ni un impôt de l'Etat ni une recette publique ; que, par suite, les griefs tirés de la méconnaissance de l'égalité devant la loi fiscale et des principes d'unité et de spécialité budgétaires, ainsi que de non-affectation des recettes de l'Etat, sont en tout état de cause inopérants"
La majorité actuelle a donc précisé et défendu le dispositif de l'écotaxe poids lourds qui a été déclaré conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel. Cette même majorité va cependant se diviser au fur et à mesure des mois pour finir par se fracturer sur le mouvement des bonnets rouges. Un mouvement assez peu spontané, peu homogène et dont les revendications sont très diverses. C'est ainsi qu'à compter du mois d'août 2013, les portiques écotaxes seront détruits dans une relative indifférence.
Le contrat Ecomouv
Par une décision en date du 24 juin 2011, le Conseil d'Etat a définitivement rejeté la demande, présentée par les concurrents évincés, d'annulation de "la procédure de passation du contrat de partenariat portant sur le financement, la conception, la réalisation, l'entretien, l'exploitation et la maintenance du dispositif nécessaire à la collecte, à la liquidation et au recouvrement de l'éco-taxe poids lourds nationale régie par les articles 269 à 283 quinquiès du code des douanes et de la taxe expérimentale alsacienne régie par l'article 285 septies du code des douanes"
La procédure de passation du contrat entre l'Etat et la société Autostrade n'est donc plus susceptible d'être remise en cause, et certainement pas par l'Etat qui s'est battu pour en démontrer la régularité.Il n'est donc plus utile de gloser à l'infini - a fortiori lorsque l'on ne dispose pas du texte - sur la régularité du contenu et des conditions de conclusion de ce contrat. Le Gouvernement n'aura donc d'autre choix que d'exécuter ce contrat sauf à engager sa responsabilité au delà des sommes déjà versées en pure perte.
Ecologie populaire vs écologie punitive.
Au terme de ces rapides développements, il s'avère que l'écotaxe n'est pas une mesure "de droite" ou "de gauche". Mise en place alors que Nicolas Sarkozy était Président de la République, elle a été finalisée et défendue par le Gouvernement de Jean-Marc-Ayrault.
En réalité, l'écotaxe ne suscite pas un clivage classique droite contre gauche mais entre plusieurs conceptions de l'écologie, dans un contexte marqué par le souhait nouveau du parti socialiste de ne plus déléguer la question environnementale aux Verts. Pour les uns, dont Ségolène Royal, nouvelle ministre de l'écologie, l'écotaxe relève de cette "écologie punitive" défendue par les Verts.
Il convient de bien comprendre que la tâche de Ségolène Royal - qui possède pour l'heure, selon les sondages, un capital de sympathie, - est bien de démontrer que le parti socialiste peut gérer la transition écologique et énergétique sans les Verts qui ont quitté le Gouvernement et, sans doute aussi, la majorité. De ce point de vue, la feuille de route de Ségolène Royal est fort différente de celle de Philippe Martin. Le second avait notamment pour mission de gérer les relations avec les Verts et de prévenir les conflits les plus graves. Ségolène Royal a, à l'inverse, pour responsabilité de démontrer que le Gouvernement peut faire sans les Verts. Ce n'est pas anodin si Philippe Martin avait commencé son mandat en se rendant à l'Université d'été des Verts et si Ségolène Royal commence par l'Assemblée générale de la fédération française des associations de protection de l'environnement (FNE). Il faut en effet savoir choisir ses interlocuteurs au sein d'une galaxie compliquée.
Revenons à l'écotaxe. Ségolène Royal est au nombre de ces socialistes qui pensent que les Verts n'ont pas le monopole de l'écologie et, au contraire, rendent la question impopulaire. Il va donc falloir crédibiliser cette "écologie positive" pour la démarquer de cette "écologie punitive" qui serait incarnée par l'allié/rival vert. Un sentiment partagé par beaucoup dans la majorité dont plusieurs se retrouvent aux "mardis de l'avenir" organisés par Claude Bartolone, tous les mois, à l'Assemblée nationale.
Pour preuve, il suffit de lire cette tribune, signée par 88 parlementaires socialistes et publiée dans le JDD du 6 avril 2014. Voici ce qu'on peut lire sous la plume d'élu(e)s se situant plutôt à la gauche du parti socialiste : "-Rendre populaire la transition écologique : financement et avances pour les travaux de rénovations énergétiques, co-investissements citoyens dans les énergies renouvelables, plan de remplacement des véhicules et équipements anti-écologiques".
Le but est clair : "rendre populaire la transition écologique". Tonner contre une mesure jugée impopulaire - l'écotaxe - est un moyen efficace de se démarquer d'une "écologie punitive" et de se positionner pour une écologie "positive" ou "populaire".
A la fin de l'histoire, l'écotaxe sera mise en place mais elle aura représenté un point de bascule dans la manière dont l'UMP en 2007, puis le parti socialiste en 2014, gèrent l'écologie. Sa critique aura permis à la gauche de développer sa conception de la "transition écologique". Comme la droite lors du Grenelle de 2007, la gauche va tenter, sept ans plus tard, de s'approprier la question et de ne plus l'ignorer ou la déléguer.
Arnaud Gossement