VOYAGE DE NOCE (d'après Maupassant)
Personnages : Mme Rivoil, cinquante ans
Mme Bevelin, soixante ans.
Un salon.
Sur la table : un livre de Mme Juliette Lambert.
Mme RIVOIL :
Ce livre m’a fait
Un singulier effet.
Je me sens réellement
L’héroïne de ces pages.
À l’époque, mon âge
Avoisinait les vingt ans
Ah ! Comme je pleure ce passé suranné
Si court mais hélas bien terminé.
Mme BEVELIN :
Pourquoi regrettez-vous tant
Cette vie disparue depuis longtemps ?
Mme RIVOIL :
Oh ! Je ne regrette qu’une chose :
Mon voyage de noce.
Voilà pourquoi ce livre, ce bijou,
La Chanson des nouveaux époux
M’a tant bouleversé, chagriné.
Imaginez :
Je partais seule avec Lui,
Partout, toujours, mêlée à Lui.
L’enivrement était tel que tout chavirait.
Mon réveil n’eut lieu qu’un mois après.
Souvent, nous ne L’aimons pas vraiment, Lui.
Qu’importe, c’est l’amour qu’on aime,
L’amour lui-même.
Oui !
Il est toutes nos attentes parachevées.
Il est l’espoir saisi.
Il est Celui
À qui nous nous sommes données,
À qui nous allons nous dévouer,
Et que nous allons façonner.
Durant le premier mois, tout cela s’est accompli
Mais il n’y a que ce mois-là dans la vie.
Pas un autre.
Aucun autre !
Ce voyage d’amour chanté par Mme Lambert,
Je l’ai fait, mon amie.
En lisant son récit, mon cœur a frémi.
J’ai retrouvé ces moments si chers,
En redécouvrant trente ans après
Les mots doux qu’Il me susurrait.
J’ai cru recommencer
Ce tendre passé.
Sa voix, je l’entendais.
Ses yeux, je les admirais.
Oh, comme il m’a fait souffrir depuis !
Imaginez :
Toute ma joie a été emprisonnée
Dans mon seul voyage de noce. Oui !
Ce voyage fut un rêve.
Sur la route, si, par instants,
Je regardais le paysage,
Ce sont Ses lèvres
Que je voyais délicatement
S’approcher de mon visage.
Puis je me sentis sur un bateau
Qui voguait, parait-il, vers Bonifacio.
J’aperçus au loin les côtes de Provence.
Soudain, la brise s’est levée.
La fraîcheur n’était pas une apparence :
Je tremblais.
Il m’a prêté son veston
Et nous avons dormi sur le pont.
Un matelot nous réveilla :
-« Respirez ! C’est la Corse
Qui sent comme ça. »
Au retour de Corse,
Une tristesse m’envahit :
J’avais fait le tour du bonheur de ma vie.