Chronique de Milan, par Clémence Tombereau…

Publié le 05 avril 2014 par Chatquilouche @chatquilouche

 Tu ne pensais pas que tant de choses te manqueraient. L’odeur de la salle, ce parfum d’effort physique mêlé à celui des étoffes et du bois ciré des barres. L’intimité des filles, la solidarité souffrante et silencieuse, les délicieuses courbatures, les pieds agonisant, désespérant de devenir des ailes, et le cœur qui s’affole juste avant le ballet. Les répétitions, en comptant, sans musique, puis enfin la mélodie, on compte dans sa tête, on compte sans arrêt puis on ne compte plus quand la grâce est touchée. On se lève le matin déjà en manque de danse, on se couche en rêvant de tous les pas appris. On attend les conseils, les menaces, les félicitations. On vit avec la curieuse impression de servir quelque chose, une entité supérieure qui s’appelle danse, ou dieu, on ne sait plus, car les deux se mélangent. On soigne ses tenues, on attache en chignon les cheveux, on frémit en se maquillant pour être une héroïne et on a le loisir, enfin, à quel prix, de devenir une autre, de faire un petit bond juste en dehors du monde. On nargue le réel, on nargue la lourdeur, on donne tout, et plus encore, quitte à n’en plus pouvoir après. On écoute les applaudissements et, après le spectacle, on goûte sans grand plaisir à cet étrange état qui succède au bonheur. On apprend l’impatience. On souffre et on jubile, à tel point qu’on oublie souvent qu’il y a une autre vie en dehors de cela. Une autre vie ? Laquelle ? Celle des gens qui n’ont pas la danse ou quelque passion prenante, physique et absolue qui meuble une existence lasse.

La douleur, l’ingratitude du corps que l’on chérit autant qu’on le pousse à bout : tout cela te manquait atrocement, au point que, de temps en temps, chez toi, à l’abri des regards, tu allais chercher tes collants, tes chaussons, ton justaucorps clair pour les revêtir et redevenir, le temps d’un regret, celle que tu n’étais plus. Dans l’entrée de ton appartement, un grand miroir te renvoyait le reflet de ta superbe. Tu essayais, désespérément, de faire quelques pas, quelques pointes, et toujours la douleur te prenait, ce foutu genou niait ta volonté. Le reflet souriait, remarquait un impact dans l’angle droit du miroir, causé par un quelconque objet et menaçant de tout briser. Le miroir tenait bon, la danseuse, quant à elle, n’était qu’un pâle souvenir sur le visage duquel les yeux luisaient de peine. Le manque était si grand, l’addiction si prenante que quelque chose en toi, lentement, pourrissait.

Notice biographique

Clémence Tombereau est née à Nîmes et vit actuellement à Milan.  Elle a publié deux recueils, Fragments et Poèmes, Mignardises et Aphorismes aux éditions numériques québécoises Le chat qui louche, ainsi que plusieurs textes dans la revue littéraire Rouge Déclic (numéro 2 et numéro 4) et un essai (Esthétique du rire et utopie amoureuse dans Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier) aux Éditions Universitaires Européennes.  Récemment, elle a publié Débandade(roman) aux Éditions Philippe Rey.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)