Sémaphores, Gamal Ghitany

Publié le 05 avril 2014 par Kenza

Charles Landelle (1812-1908), Portrait of an Egyptian woman


Quatrième de couverture Comme Les Poussières de l’effacement et Muses et Égéries, parus précédemment aux Éditions du Seuil, Sémaphores appartient à la série des « Carnets », vaste projet littéraire dans lequel Gamal Ghitany s’attache à transcender la forme du récit autobiographique pour se pencher sur les énigmes de la mémoire, de l'identité, du désir, de la finitude et du temps.
Au sein de cette encyclopédie intime, Sémaphores est une œuvre tout à fait singulière, fruit d’une inlassable traque des réminiscences que l’auteur égyptien a menée du côté des gares et des trains, dans ce monde du rail qui est à la fois une source inépuisable de souvenirs et d’anecdotes, et une puissante métaphore de notre condition humaine. Entre les gares du Caire, d’Alexandrie, Assouan, Rome, Zurich, Moscou ou Pékin, entre l’émoi des premiers départs, les expériences initiatiques, le voluptueux hasard des rencontres et l’approche des destinations, ce Carnet déploie sous nos yeux les territoires infinis du réel et de l’imaginaire.
Traduit de l'arabe (Égypte) par Emmanuel Varlet
Extrait   Le train qui reliait Koubri el-Laymoun à ‘Ezbet el-Nakhl avançait à un rythme posé, très lent en comparaison des autres lignes partant vers le nord. Il en allait tout autrement du Faransawi, officiellement appelé le « train du Delta » mais que les gens préféraient nommer ainsi : e Français – je ne sais d’ailleurs pourquoi, étant donné que cette ligne avait été fondée par une compagnie anglaise. Il roulait sur une toute petite voie, d’une largeur étrangement réduite et avec des traverses plus minces. J’ai su par la suite qu’il existait en Égypte deux types de voies ferrées : l’un « normal », avec un écartement de rails de quatre pieds et huit pouces et demi ; l’autre « étroit », de trois pieds et six pouces. Ce dernier pouvait à l’époque être observé dans les plantations méridionales de canne à sucre et sur la ligne du Faransawi, qui partait de la ville de Mansoura et se ramifiait pour desservir divers points du Delta : El-Barari, Dikirnis, Damiette.   J’ai pris ce train pour me rendre dans la petite localité de Salamoun al-Qomash, où se trouvait une unité de production de tapis. Le paysage rural y était très différent de celui de la Haute Égypte ; là le vert régnait en maître absolu, la terre semblait plus fertile, plus tendre, mieux imprégnée par l’humidité, qu’elle buvait sans discontinuer depuis des millénaires. Jamais je n’avais vu de rizières avant de pénétrer dans ces contrées. Elles sont très rares et je n’ai pu en voir que sur une toute petite superficie, du côté de Mallawi. La verte clarté qui émane de ces plantations rizicoles produit toujours un petit effet : dès que mon regard se pose sur elle, elle soulève en moi un regain d’optimisme, qui me fait oublier tous mes soucis. C’est la magie de cette tonalité de vert radieuse, immaculée, uniforme, constante, sans nuances ni variations selon les heures du jour. Un vert ardent, tenace, infaillible. De la même manière que le train de huit heures représente pour moi la référence ultime, le souvenir sur lequel se fondent les comparaisons, le vert des rizières qui borde de part et d’autre la ligne du Faransawi constitue la source première de la couleur, celle à laquelle j’aspire, l’aulne à laquelle je mesure tout ce que je vois dans le vaste monde, où que me conduisent mes voyages. Le vert occupe à mes yeux une place de premier plan, sur laquelle j’espère revenir en détail dans un carnet consacré aux couleurs, si la vie m’accorde assez de temps et mes forces ne m’abandonnent pas trop tôt. Seuil 

Frederick Goodall (1822-1904), Leading the flock