Au petit jeu des pouvoirs qu'on aurait imaginé posséder un jour,
celui de figer le temps arrive bien souvent en tête.
Qui n'a pas rêvé de suspendre le cours des choses, rester mobile
quand les autres, tous les autres, seraient figés et soumis à notre
bon vouloir ?
Ce don, Dominique Douay l'a donné au narrateur de L'Impasse-temps.
Mais, vous le verrez, si les potentialités et les perspectives qui
lui sont offertes sont nombreuses, voire infinies, elles n'auront en
réalité rien de ludique.
Serge Grivat est dessinateur de bandes dessinées. Il alterne période
de vache maigre sur période de vache maigre, poursuit une vie morose
dans laquelle chaque échec est vécu comme une blessure profonde. Et
un jour tout change. Tout change lorsque, sans rien avoir prémédité,
il fait l'acquisition d'un objet aux allures de briquet. Une petite
pression sur une pièce de métal et le silence se fait brutalement.
Le monde s'ouvre à Serge dans sa fixité la plus redoutable. Libre à
lui alors de relancer la marche du temps quand, dans l'intervalle, il
aura pu assouvir bien des fantasmes, sexuels ou non, devenir le
photographe de corps malléables soumis à son inspiration du moment,
s'enrichir, oser l'impensable... avant, peut-être, de payer le prix
pour être entré en possession d'un tel pouvoir.
On ne saura jamais trop féliciter les moutons électriques - et les Indés de l'imaginaire à travers leur collection de poche Hélios -
d'avoir pris le pari de rééditer cette histoire parue initialement
en 1980 dans la mythique et défunte collection Présence dufutur. Sans quoi à moins de tomber dessus à l'occasion d'un
vide-grenier ou autre circonstance imprévue sans être improbable,
je n'aurais jamais eu le plaisir de découvrir la plume de Dominique
Douay.
Il y a, pour ce type de récit, une sorte de linéarité induite. Un
schéma récurrent. Première étape, loi du genre oblige, les
incontournables – mais nécessaires – pages à travers lesquelles le
héros, en l'occurrence le narrateur, prend la mesure du phénomène.
Ici, l'arrêt brutal du temps, le silence omniprésent, la recherche
d'explications logiques.
Lors de la deuxième étape, le lecteur se dit qu'il va enfin pouvoir
devenir le témoin des possibilités offertes par le pouvoir. Les
vivre comme par procuration. Et ça ne rate pas, même s'il ne
constate pas toujours les répercussions des interventions de Serge
Grivat sur ses victimes. Qui plus est, le narrateur, par la
connaissance qu'il a des prochaines étapes fictives qu'il a lu ou vu
ailleurs, par les scénarios qu'il a élaborés pour ses bandes
dessinées, évoque lui-même la suite logique des choses, les autres
schémas inébranlables de la fiction. Pour mieux s'en écarter au
final.
Car ensuite les lignes se brouillent. La linéarité est rompue.
Place à la surprise la plus totale. A l'effarement. A une forme de
fascination répulsive. Après avoir été proche du
narrateur, on ne parvient plus à se détacher de lui, mais on ne
fait plus corps avec ses choix ou ses orientations dont il devient,
par la force des choses, le seul détenteur. C'est en effet bel et
bien isolé qu'il subit le revers de la médaille imposée par sa
capacité à figer le temps, dont on ne connaît ni tenants, ni
aboutissants.
Le Moindre échec, et j'ai l'impression d'avoir tout raté.
C'est d'ailleurs dans cet instantané figé que Serge Grivat
fait étalage de sa personnalité complexe, laquelle donne toute son
ampleur au récit : à la normalité succède une excentricité
mesurée, puis démente, toujours articulée autour d'une frustration
grandissante. Sa revanche sur le monde - car c'est bien de cela qu'il
s'agit - ne s'exprime finalement que par lui et pour lui. Et malgré
toutes ses tentatives, la reconnaissance n'est jamais là.
Pour une fois je dominais entièrement la situation, pour une fois
je ne me sentais pas obligé de me préoccuper avant tout du plaisir
de l'autre. Pour une fois, je ne me sentais pas culpabilisé dès les
premières caresses par la certitude de l'échec.
Ce
groupe d'hommes dirigeait un pays ; si grands que fussent mes
pouvoirs, ceux qu'ils détenaient leur étaient supérieurs. Ou
plutôt, ils se situaient sur un autre plan:eux pouvaient les exercer
à la face du monde, alors que moi, je me trouvais condamné à
l'obscurité, au silence. Dans un sens, le désir n'était donc pas
exclu, même s'il n'était plus d'ordre sexuel.
Mais mon état d'esprit était à présent très différent de ce
qu'il avait été quelques semaines auparavant. Cette fois,
j'entendais me venger de toutes les frustrations, de toutes les
humiliations.
Alors bien sûr, on pourrait accoler à ce livre une réflexion sur
le pouvoir, sur l'exercice du pouvoir. Sur ses impacts. Pour ma part,
toute son essence s'est affirmée dans la peau d'un personnage, dans
son humanité, dans sa quête pour exister aux yeux des autres sans
jamais y parvenir tout à fait. Ou si peu...
Moi je vous le dis, ce bouquin c'est une perle. Rare et parfois bien
grinçante, la perle, 'tention. Il va sans dire que vous faites ce
que voulez mais en ce qui me concerne, je me suis déjà procuré Carles temps changent, du même auteur, qui sort tout juste de presse et je vais guetter ses prochaines parutions... ou faire les vide-greniers.
L'Impasse-temps, de Dominique Douay, les moutons électriques (Hélios), 2014, 190 p.