Le paysage télévisuel britannique ne manque pas de chaînes s'essayant à des productions originales (même s'il s'apprête à en perdre une - cf. BBC Three arrêtera d'émettre à l'automne 2015). Cependant Channel 5 ne fait habituellement pas partie des chaînes que le sériephile surveille. Elle a certes pu proposer ses propres séries par le passé, mais c'était toujours de manière très occasionnelle. En ce début d'année, elle se (re)lance dans cet univers avec une nouveauté diffusée au cours des mois de février et mars 2014 : Suspects. La chaîne avait initialement commandé dix épisodes ; elle en a finalement diffusé 5 cet hiver, reportant à l'automne la suite, tout en annonçant le renouvellement de la série pour 2015.
Par-delà ces aléas de programmation, Suspects avait un difficile défi à relever. En effet, il est toujours compliqué de se trouver une identité dans un genre policier sur-exploité ; ça l'est plus encore quand vous avez un sens du timing qui vous fait démarrer dans les petits écrans anglais le même soir que la saison 2 de Line of Duty (diffusée sur BBC2), dont la tension savamment cultivée aura conduit plus d'un téléspectateur anglais à retenir son souffle cet hiver. La première saison de Suspects mérite pourtant un éclairage car elle repose sur un concept original : la semi-improvisation.
Le cadre de Suspects est classique. La série se déroule à Londres. Chaque épisode s'ouvre sur les débuts d'une nouvelle enquête, auxquelles vont être consacrées les quarante minutes qui suivent. Les affaires traitées sont très diverses, semblant toutes issues des rubriques de faits divers de quotidiens (disparition d'enfant, overdoses, mort suspecte...). Pour les traiter, la série met en scène le travail d'une équipe de trois policiers dont on suit la dynamique de travail : la DI Martha Bellamy supervise une équipe composée du DS Jack Weston et de la DC Charlie Steele. Chacun a un style et une approche des crimes qui lui sont propres ; mais leurs différences de tempéraments les rendent complémentaires pour réussir à résoudre les énigmes criminelles qui leur sont posées.
Suivant un format procédural aussi traditionnel qu'invariable, allant de l'arrivée des policiers sur une nouvelle affaire jusqu'à sa conclusion, Suspects apporte cependant sa propre pierre à l'édifice policier sériel grâce à sa façon d'exploiter cette structure d'enquête basique. L'originalité tient à l'écriture, ou plutôt, au manque d'écriture. En effet la série repose sur un principe de semi-improvisation : si les grandes lignes de l'investigation, ainsi que sa résolution, sont fixées, en revanche, il revient aux acteurs de créer, à partir de ces repères, leurs propres dialogues pour porter à l'écran les confrontations et les réflexions qui vont rythmer l'épisode. Non scriptés, les échanges, entrecoupés d'hésitations et de flottements, ont une spontanéité qui tranche avec le style romancé que l'on croise habituellement dans le petit écran. Tout sonne plus brut, plus vif, plus explosif aussi... renvoyant une impression d'authenticité à même d'interpeller un téléspectateur habitué à un cadre narratif autrement policé.
S'employant à déjouer -ou à rejouer à sa manière- les codes de la fiction pour flirter avec un style qui flirte avec une tonalité de quasi-documentaire, Suspects se concentre sur le travail des policiers, notamment sur leurs interrogatoires des témoins et des suspects. Les épisodes se construisent sur une solide tension ambiante et un rythme de narration extrêmement soutenu, où les déductions s'enchaînent sans jamais laisser place au moindre temps mort. L'approche est donc uniquement professionnelle : la vie des personnages en dehors du commissariat n'est jamais montrée, ni même évoquée, à l'exception de quelques micro-références anecdotiques pouvant se greffer dans les dialogues. Chaque protagoniste est défini seulement par son rapport au travail. Il n'en résulte cependant pas une caractérisation unidimensionnelle : les affaires sont en effet le moyen d'entrevoir les caractères et les styles différents de chacun, dévoilant ainsi peu à peu leurs personnalités.
Ce choix peut un temps dérouter, voire frustrer, un téléspectateur habitué à pouvoir se familiariser avec toutes les facettes -y compris privées- des personnages auprès desquels une série lui demande de s'investir. Cependant Suspects compense ce traitement en apparence neutre par la dynamique d'équipe qui s'installe progressivement entre les protagonistes : en effet, à mesure que les acteurs trouvent leurs marques dans un style d'improvisation où ils ne sont pas tous à l'aise immédiatement, leurs réparties s'affinent et leur interprétation gagne en justesse, en aisance et en force. Au sein du trio, Damien Molony (Being Human, Ripper Street) et Clare-Hope Ashitey (Top Boy) sont ceux qui tirent le mieux leur épingle du jeu ; intenses à l'occasion, capables de fulgurances marquantes, ils développent aussi une relation de travail qui fonctionne bien à l'écran. Fay Ripley (Monday Monday) paraît plus en retrait ; cependant dans un rôle de superviseur responsable devant songer aux conséquences des décisions prises, elle parvient peu à peu à s'imposer.
Le souci d'authenticité constant de Suspects se retrouve également dans les choix formels effectués. La série emprunte en effet aux codes du documentaire : filmés caméra à l'épaule, les plans y sont nerveux, avec un cadrage hésitant, mal assuré, parfois en retrait derrière une porte ou une vitre quand il s'agit de donner une intimité aux personnages pour la scène qui se joue de l'autre côté, ou bien zoomant sur les protagonistes afin de souligner leurs réactions en période de crise. En conditions d'interrogatoire, la série pousse un peu plus loin la remise en situation en proposant des images filtrées qui pourraient provenir d'une caméra de surveillance. Ce style, qui joue donc entre les genres documentaire et fiction, colle parfaitement à la tonalité ambiante, renforçant l'impression d'une fiction qui se positionne au plus proche d'un "réel" qu'elle s'emploie à capturer, plutôt qu'à mettre en scène.
Bilan : Recherchant la sobriété, se voulant le reflet du quotidien ordinaire d'un commissariat, Suspects gagne en assurance au fil de sa première saison. L'impression d'être placé au plus près du réel, de se trouver comme glissé dans les coulisses des enquêtes, est cultivée tant par les effets visuels empruntés au documentaire, que par le choix d'une semi-improvisation des dialogues, sonnant de plus en plus justes au fur et à mesure que les épisodes passent et que les acteurs trouvent leur ton. Occasionnant flottements et explosions, ce parti pris narratif aboutit à un récit très brut, dont la narration toujours nerveuse demeure prenante.
Tentant de se démarquer dans un genre policier procédural saturé, Suspects acquiert une identité qui lui est propre. D'autant que l'expérience désormais acquise ne pourra être que bénéfique pour la suite (les cinq prochains épisodes ayant cependant déjà été tournés). Avis aux sériephiles curieux qui souhaiteraient explorer d'autres versants du cop-show.
NOTE : 7,25/10
Une bande-annonce de la série :