Après avoir été l'un des ensembles fétiches du catalogue Harmonia Mundi, éditeur qu'il a quitté après lui avoir offert un magnifique disque Weckmann, Cantus Cölln poursuit aujourd'hui, de façon plus discrète, son activité chez Accent. Après une Passion selon saint Jean de Bach, l'ensemble de voix solistes dirigé par le luthiste Konrad Junghänel revient au répertoire qui lui a procuré ses plus grands succès, la musique du XVIIe siècle.
Les lois du commerce étant ce qu'elles sont, c'est le nom du bien connu Heinrich Ignaz Franz Biber (1644-1704) qui figure en gros sur la pochette, accompagnée de la très monteverdienne mention « Vespro della Beata Vergine. » À la décharge de l'éditeur, il est certain qu'indiquer au mélomane que l’œuvre qu'il s'apprête à écouter consiste, en réalité, en des Psalmi de B.M. Virgine extraits du recueil Vesperæ longiores ac breviores (1693) serait de suite probablement moins attirant, comme de lui avouer, du reste, que ce disque Biber est en fait – et surtout – un disque consacré à un compositeur nettement moins fréquenté que le violoniste virtuose et à l'inspiration d'aventure un peu bizarre de la cour de Léopold Ier de Habsbourg, ce Johann Caspar Kerll qui, s'il doit se contenter des petits caractères de la jaquette, fournit tout de même la musique des deux tiers du programme. Né le 9 avril 1627 en Saxe, à Adorf où son père était organiste, Kerll reçut auprès de lui sa première formation qu'il alla parfaire auprès de Giovanni Valentini à Vienne. En poste à Bruxelles de 1647 à 1656, il fit, durant ces années au service de l'archiduc Léopold Wilhelm, un séjour à Rome afin d'y étudier auprès de Carissimi et y rencontra Froberger, dont l'influence sur sa production pour clavier est manifeste. En mars 1656, il rejoignit Munich en qualité de vice-Kapellmeister, puis, six mois après, de Kapellmeister de l'électeur de Bavière, Ferdinand Maria. S'ouvrit alors devant lui une période faste qui vit son opéra (perdu) Oronte joué pour l'inauguration de l'Opéra de Munich et une de ses messes données lors du sacre de Léopold Ier, en 1658 à Francfort. L'empereur fut visiblement satisfait puisqu'il anoblit Kerll en 1664, ce dernier lui dédiant en retour, en 1669, ses premières œuvres publiées, le recueil Delectus sacrarum cantionum et un Requiem. Prenant prétexte à des querelles avec les chanteurs italiens de la cour de l'électeur, le musicien la quitta abruptement pour Vienne où il s'installa en 1674. Là, dûment pensionné par Léopold qui en fit un des organistes de sa cour, il subit l'épidémie de peste en 1679 puis le siège par les Turcs en 1683, deux événements qui lui inspirèrent respectivement la Modulatio organica et la Missa in fletu solatium obsidionis viennensis, cette dernière écrite, comme l'indique son titre, pour célébrer la libération de la capitale. La dernière décennie de la vie de Kerll est obscure. Il semble être resté à Vienne jusqu'en 1692 tout en faisant de fréquents séjours à Munich où plusieurs de ses recueils furent publiés et où il mourut le 13 février 1693.
Le programme proposé par Cantus Cölln permet de mesurer la diversité des styles qui pouvaient se rencontrer au sein des différentes cours du Saint Empire romain germanique dans le dernier quart du XVIIe siècle. Le contraste apparaît particulièrement saisissant dans la reconstitution des vêpres mariales proposée qui fait se côtoyer les « modernes » Psalmi de B.M. Virgine de Biber, aux traits virtuoses et aux couleurs volontiers rutilantes, avec les extraits du Delectus sacrarum cantionum de Kerll, antérieur de quelque 25 ans et dont l'expression nettement plus sobre se place dans l'héritage des Kleine geistliche Konzerte de Heinrich Schütz, composés une trentaine d'années plus tôt, en 1636 et 1639. Il serait cependant trop simple de ranger, sur cette base, Kerll dans le camp des conservateurs ; sa Missa in fletu solatium, à l'atmosphère ambiguë de joie et de tension mêlées, aux chromatismes appuyés et parfois vertigineux dans les Amen du Gloria et du Credo, démontre au contraire à quel point il pouvait se montrer audacieux, tout en s'appuyant sur une parfaite maîtrise du contrepoint, et écrire une œuvre intensément personnelle sous le couvert de la forme canonique de la messe. Les musiciens réunis autour de Konrad Junghänel sont évidemment très à l'aise dans ce répertoire dont ils connaissent parfaitement les exigences, en particulier dans les pages de Kerll où leurs qualités de précision et d'écoute mutuelle forgées par leur expérience de madrigalistes ainsi que leur tendance à l'introspection et à une ferveur à la fois agissante et pleine de retenue – ce qui ne les empêche nullement de rendre justice aux dissonances exigées par le compositeur dans la Missa – trouvent le plus naturellement à s'exprimer. Leur lecture, très maîtrisée, exploite avec beaucoup d'efficacité la souplesse et la transparence induites par l'utilisation d'un chœur de solistes, et ce n'est que de façon très ponctuelle que l'on se prend à rêver, dans les Psalmi de Biber, à des effectifs plus étoffés qui incarneraient de façon plus sensuelle l'opulence de l'écriture du compositeur, en particulier dans les ensembles.
Voici donc un très beau disque de musique sacrée qui permet d'entendre des pièces peu fréquentées dans une interprétation s'attachant à restituer avec beaucoup de conviction leur richesse d'inspiration et leur dimension spirituelle. On espère que Cantus Cölln va poursuivre ses explorations de ce répertoire où son approche se révèle, au fil des années, toujours aussi pertinente.
Cantus Cölln
Concerto Palatino
Konrad Junghänel, direction
1 CD [durée totale : 73'38"] Accent ACC 24286. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Johann Caspar Kerll, Salve Regina [Delectus, n°3]
2. Johann Caspar Kerll, Missa in fletu solatium : Gloria
3. Heinrich Ignaz Franz Biber, Magnificat
Un extrait de chaque plage de ce disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :