Dans son Voyage en Russie, qui fut publié en 1867, Théophile Gautier notait : « Un des plus vifs plaisirs du voyageur, c’est cette première course à travers une ville inconnue de lui, qui détruit ou qui réalise l’imagination qu’il s’en était faite ». Quinze ans auparavant, le même sentiment l’animait lorsqu’il arriva à Constantinople pour un séjour de deux mois. Le récit de ce périple, de Marseille à la Turquie, en passant par Malte et la Grèce vient d’être réédité aux éditions Bartillat, précédé d’une intéressante préface de Stéphane Guégan (Constantinople, Bartillat, 420 pages, 22€).
Ce livre est à conseiller aux amateurs de récits de voyage, mais aussi à ceux qui connaissent déjà Istanbul ou qui envisageraient de s’y rendre. S’il ne remplace pas un guide touristique mis à jour des dernières adresses utiles, il le complète parfaitement car il y a chez Gautier quelque chose d’indéfinissable, d’intemporel et d’humain qui fait que ce texte, vieux de plus d’un siècle et demi, contribue à nous faire mieux saisir les réalités d’aujourd’hui, faites d’un mélange subtil d’évolutions et… de régressions.
L’Orient (au sens général) de Gautier fut longtemps un Orient rêvé ; la place que cette partie du monde occupe dans son œuvre le prouve. Hors de l’Europe, il n’avait trouvé le dépaysement qu’en Algérie, mais, comme la plupart des romantiques, il brûlait de visiter
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Comme tous les voyageurs de son temps, son Orient imaginaire, il l’avait créé de toutes pièces à travers les récits de ses prédécesseurs (notamment Chateaubriand, Nerval, Hugo et Maxime Du Camp) et les tableaux orientalistes pour lesquels il montrait une particulière prédilection (Decamps, Delacroix, etc.). Une telle approche pouvait facilement conduire à une vision de carte postale où se seraient accumulés les stéréotypes. C’était sans compter avec l’esprit de Gautier, son œil acéré d’observateur, sa curiosité de « l’autre » en tant qu’être issu d’une culture différente.
Certes, on n’échappe jamais aux éléments de son rêve, construit jour après jour, livre après livre (fictions ou récits), influencé aussi par une image collective véhiculée par la société dans laquelle on vit. La confrontation au réel peut donc décevoir, et Gautier ne dissimule pas cette déception, notamment de trouver sur place les traces d’un Occident qu’il avait voulu fuir. Là où il attendait le dépaysement d’un décor des Mille et une nuits, il découvrait aussi un modernisme naissant et une jeunesse dorée habillée à la dernière mode de Paris.
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Pour autant, Gautier ne se limite pas à ces images auxquelles les lecteurs s’attendent pour en avoir lu à de nombreuses reprises la description et qui, à ses yeux, correspondent aussi à certaines scènes dont il est le témoin. Il s’intéresse – et c’est là l’un des traits les plus originaux de l’écrivain – à l’envers du décor : il visite les quartiers les plus pauvres (presque toujours ignorés des voyageurs occidentaux), s’égare dans les ruelles, se fond dans la foule coiffé d’un tarbouch, se plonge dans l’atmosphère des cafés et du bazar autant qu’il visite les monuments ou assiste aux démonstrations des derviches tourneurs. Seule lui manque la possibilité de communiquer directement avec la population dans sa langue. Pour palier cette difficulté, il décrit ce qu’il voit, avec sa précision habituelle et un vocabulaire d’une grande richesse (jusqu’à devenir parfois technique). Le chapitre consacré au théâtre d’ombres et à ses textes rabelaisiens reste un modèle du genre et nous édifie sur la régression puritaine d’une Turquie contemporaine qui a récemment censuré, dans les manuels scolaires, La Liberté guidant le peuple de Delacroix à cause d’un sein dévoilé… Les rencontres faites au hasard d’une promenade sans but précis lui plaisent bien davantage que les itinéraires touristiques fléchés ; en « piéton de Constantinople », il s’en explique :
« Cette flânerie à travers les rues fait malgré moi vagabonder ma plume ; la phrase suit
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S’il consacre un chapitre entier à la femme orientale, ce n’est pas, comme beaucoup de ses prédécesseurs, pour valoriser sa virilité en suggérant une aventure. A la question : « Et les femmes ? », il se livre avec sincérité :
« Chacun y répond avec un sourire plus ou moins mystérieux selon le degré de fatuité, de manière à faire sous-entendre un respectable nombre de bonnes fortunes. Quoi qu’il en coûte à mon amour-propre, j’avouerai humblement que je n’ai pas la moindre indiscrétion de ce genre à commettre, et je serai forcé, à mon grand regret, de priver ma relation du récit de toute aventure amoureuse ou romanesque. »
En outre, privilégiant la réalité au fantasme, il n’évoque pas les sérails comme ses lecteurs pouvaient les imaginer ; il écrit plutôt que ces « boites à grillages serrés […] ressemblent furieusement à des cages à poulets » et détruit une partie du mythe né des Mille et une nuits :
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Constantinople est le livre d’un amoureux de la ville qu’il visite. Cet amour le poursuivra sous les formes les plus diverses ; ainsi, il portera, à l’occasion de bals costumés, des déguisements turcs, les caricaturistes colporteront de lui cette image, il sera l’ami de Khalil-Bey, diplomate, collectionneur et propriétaire de L’Origine du monde. Il ira même jusqu’à se surnommer « le Turc », la dédicace d’un portrait à l’éditeur Michel Lévy le prouve.
Souvent, lire le texte introductif à une œuvre s’apparente à un pensum ; tel n’est pas le
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Illustrations : Intérieur de Saint-Sophie, gravure anglaise - Un café à Constantinople, gravure italienne - Caricature de Théophile Gautier par Mailly - Portrait de Gautier, gravure de Mouilleron - Dédicace à Michel Lévy