Lars von Trier disait un jour : « Un film doit être comme un caillou dans une chaussure ». Evidemment, certains cinéastes se sont accolés sur leur front une étiquette de provocateur-né. Noé. Von Trier. Ou bien Larry Clark, par exemple, pour ne citer qu’eux.
Pour s’intéresser à ce dernier, j’avais en tête cette idée que beaucoup ont : Clark est un vicieux voyeur, dont l’unique intérêt et de provoquer le spectateur par le malaise. En voyant Kids, son premier film – peut-être le moins âpre – l’idée ne me sortit pas immédiatement de la tête.
Oui, Clark dérange : dans le repoussement des limites de ses personnages, dans les dialogues, et même – cela va loin – dans la manière de tenir sa caméra et de filmer ses « anti-héros » de près.
Dans Kids – et certainement dans ses autres films – certains verront Clark comme une sorte de voyeur pervers, à la conquête d’ignobles fantasmes à capturer en images. Argument réfuté par l’intéressé : dans une interview accordée à un célèbre magazine de cinéma en ligne, Larry Clark ne prétend pas faire pas de voyeurisme, mais du journalisme !
C’est donc là qu’est remise en cause l’idée préconçue que j’avais en tête jusqu’ici. Si Clark filme une jeunesse débridée, laissée à l’abandon, et totalement dépravée, obnubilée par la drogue, l’alcool et le sexe, il tient en réalité un contre-propos avertisseur. Le caillou dans la chaussure y est, mais dans une intention noble : contrer les clichés de la belle adolescence rose filmée par Hollywood et ses disciples, pour laisser place à un univers plus sinistre, certes, mais plus réel : la vraie jeunesse. Le cinéaste explique : « A Tulsa (Oklahoma), le patelin où j’ai grandi, tout était hypocrisie. C’était l’Amérique blanche et lisse, sans sexe, ni drogue, ni inceste, ni racisme, ni folie. Vaste connerie! J’ai photographié mes copains, la vraie vie, quoi!… la drogue, le cul – bref, ce que tout le monde cachait. Depuis trente-cinq ans, je traque cette même vérité qui mêle innocence et destruction. »
Puis, il ajoute : « Je me suis lié avec de jeunes skateboarders à San Francisco. Leur liberté m’a fasciné. Ils ne parlaient que de sexe sans risque, de préservatifs, de MST. Ils semblaient très informés. Et puis, ils ont fini par me confier qu’ils n’utilisaient jamais de capotes. Certains garçons croyaient limiter les dégâts en ne s’envoyant que des gamines vierges. »
Que peuvent donc bien avoir en tête de tels jeunes ? Où peuvent donc bien être les parents de ces kids, de ces enfants ? Divorcés ? Au travail ? A la rue ? Qu’importe. « L’école, la télé, le multimédia ont pris le relais. »
Le film prend alors une autre tournure, un autre intérêt. Un fléau rattrape de près ces mômes, dont l’accoutumance aux plaisirs se transmet de générations en générations : il s’appelle SIDA. Cette réalité sombre est la raison pour laquelle on n’y voit plus seulement un film d’ados aux hormones excitées, complètement amoral, mais une œuvre sociale, destinée à secouer son observateur.
Larry Clark explique : « J’ai exposé la réalité d’un monde caché, pour casser les clichés et alerter les parents: voilà comment vivent vos gosses lorsque vous n’êtes pas là. En général, les gens préfèrent nier ou fermer les yeux. Si Kids les a réveillés, s’il a un peu sonné l’Amérique, tant mieux! »
Kids rappelle également le Larry Clark photographe. Celui qui mettait en scène une adolescence tourmentée, avant de les photographier, puis de faire jaser. Le principe est le même : choquer pour témoigner, expliquer, dénoncer, mettre en garde. L’utilisation de l’outil "choc" pour un éveil des consciences…
Tout n’est donc qu’une question de point de vue. Troublant ou dérangeant ? Peut-être. Mais la réelle interrogation est de savoir quel impact peut avoir l’œuvre sur nous-même, ou sur une tierce-personne. En somme, les cailloux dans les chaussures peuvent parfois aider à avancer, ou du moins, à y voir plus clair.
La jeunesse tourmentée et violente (photographie de Larry Clark)
0.000000 0.000000