[note de lecture] Philippe Beck, "Opéradiques", par Isabelle Baladine Howald

Par Florence Trocmé

Philippe Beck, l’explorateur 
 

Je venais de lire le très bel article que Françoise Clédat a consacré à Gadgo-migrant, « le livre-monde » dit-elle, et comme on la comprend, de Patrick Beurard Valdoye. J’étais en train d’écrire, quant à moi, sur le « livre-monstre » de Philippe Beck, et ces deux livres (chez le même éditeur, Flammarion, dont le catalogue s’avère un des plus remarquables qui soient) ont des points communs, au moins dans la manière dont leur lecture peut être faite, lente, répétée, pas forcément terminée mais forcément reprise, dans leur vraie créativité comme dans les nombreuses et parfois énigmatiques références auxquelles ils nous envoient, nous ramènent, nous convoquent. 
 
Je garde « livre-monstre », car Opéradiques est peuplé d’animaux terrifiants (Panthère !) et que sa structure syntaxique, ce qu’il brasse, a quelque chose d’un peu effrayant, anormal, inhabituel, ce dont on ne peut que se réjouir. 
Et je salue le « livre-monde » et partage en tous points la lecture de Françoise Clédat, et sa manière de lire. Nous sommes parfois éberlués, perplexes et admiratifs, et il faut le dire sans détour. 
Philippe Beck est en cette seconde décennie d’un siècle dont nous n’avons encore aucune idée de ce qu’il donnera poétiquement, un poète qu’il ne faut surtout pas contourner. Il est sans doute l’un des rares à pouvoir peut-être indiquer une direction dans ce siècle poétique, s’il en faut une, quel que soit l’immense laboratoire de travail sur la langue, l’image et le son qu’est la poésie contemporaine, où se passent tant de choses étonnantes et réjouissantes. 
 
Opéradiques
, comme son nom l’indique, prend ou reprend un chant mais aussi, au sens latin du terme d’opera, est et reprend une « œuvre ». C’est un tournant de la poésie de Philippe Beck autant qu’une somme de cette poésie. Il a déjà une véritable œuvre derrière lui, pourtant ce livre semble ouvrir tous les champs d’un possible. Il fallait en finir et il fallait reprendre et il faut ouvrir, cela semble son thème. En effet on y trouve aussi bien le conte que le chant ou la préoccupation clairement philosophique, dans les parties très différentes, parfois déconcertantes mais toujours justifiées, qu’il leur consacre. Philippe Beck endosse, on le sait, la poésie depuis son origine et la reprend à son propre compte, rythme, et à sa propre respiration, interrogation, déconstruction, transformation, de façon extrêmement structurée, c’est un livre très composé, la musique n’y est pas pour rien… 
Devant Opéradiques, ce livre-monstre, donc, on se sent intimidé autant qu’attiré et admiratif, y compris par le côté protéiforme. On sent que tant d’enjeux, de lectures, de questionnements en cours sont à l’œuvre, on a peur de ne pas comprendre, on est même sûr de passer à côté de tant de subtilités et fondations autant que de chemins de découvertes ou de refondations possibles… Le livre est difficile, et pour reprendre une figure chère à Philippe Beck et le citer, « il n’y a pas d’impersonnage principal quand même l'anti-héros est fatigué ». Saturé de références comme on peut dire une image saturée de couleur, de références, c’est aussi une vraie encyclopédie de l’art… 
 
La « lettre » d’Opéradiques est le P, P comme Poésie, P dans O p ér a, P comme Panthère, cet animal et cette allégorie, P comme Plusieurs, comme Personnage bien sûr mais aussi comme Pensée : « Poésie est ici  ou là/Pas partout » signifie bien qu’il y est question aussi de multiples présences que d’autant champs de réflexions. En écho à d’autres de ses livres, est aussi présent le P de la Pré-poésie qui culmine avec cette interrogation, ou rêverie peut-être aussi bien : « Alors, d’où vient le chant dans le commencement » qui est certainement l’épicentre de tout le travail de Philippe Beck. 
Opéradique au singulier peut être un adjectif, qui signifierait l’existence d’un lieu, un lieu où œuvrer comme : 
 
Pré-danse 
Musicole 
Peinturage 
Pagisme  
 
Boustrophes qui sont les cinq grandes directions d’Opéradiques
 
Pour ma part les plus belles pages concernent la peinture, étourdissantes de références maîtrisées, sans doute elliptiques pour un lecteur lambda. Pour lire Philippe Beck, et ici je paraphrase Derrida qui disait cela de lui-même à qui l’accusait d’être illisible, il faut avoir lu. Beaucoup lu. Il faut avoir regardé et il faut avoir écouté. Cela peut être un écueil, c’est une chance. On ne comprend pas tout, tant mieux, c’est qu’il y a encore à lire et à relire. 
 
Dans toute la partie des « Ekphrases », nous sommes dans le lyrique et même l’épique, une des grands forces, et si innovante, de l’écriture de Philippe Beck. C’est une suite de poèmes extrêmement lisibles et fluides, quand d’autres parties de ce livre sont davantage du côté du philosophique, moins immédiatement saisissables. Citons, parmi mille autres tous proches et parfois si différents, dans la série des mois de l’année, « Avril » : 
« L’Homme Penché et Battant/sur le chien morose/Lance le bâton vers la mobilité/de gens au fond dans le gris relié./Au centre l’Arbre Fleuri/ est posté, ou re-biblé/à Impossibilité./Le rouge est au chapeau de l’Incliné/ et au drapeau de dame reléguée/à gauche/clochée/et aux habits de cavalier/replacés à droite, vers/ les mobiles dans la lutte grise. » 
Vous avez lu celui-ci et en lirez cent autres avec les mêmes obsessions et d’infinis écarts. 
 
Mais un poète vient d’autres poètes « le P. est précisément non-seul/impossible seul-à-parler » et « au milieu-de-Voir/il y a Autour, le pré-personnage/qui plane ». Ne citons que, parmi tant d’autres non seuls, Roger Giroux comme poète qui hante et qui suscite des poèmes magnifiques et déliés, Lully ou Rameau en plein travail, Léo Spitzer en critique vénéré, Philip K Dick en veilleur du futur ou enfin et surtout la figure du bœuf, déjà présente dans le travail de Philippe Beck, « animal soc », qui aide au « labour philosophique », ici repris, vers la fin, sous forme de multiples variations qui vient clore un ensemble complexe et souvent de toute beauté. (La poésie peut être belle, ça n’est pas interdit et je la préfère comme ça). Moins laboratoire de recherche qu’atelier de création, Opéradiques est impossible à résumer sans altérer, impossible à détailler sans taillader, portant mille citations et artistes, « chaque opéradique, par la Main Plusieurs/Frôle un théâtre d’ombres/et ses fleurs. » 
 
Philippe Beck est un explorateur : « il y a des paroles non fondues encore : qui va les re-fouetter ? » Lui. Il a cette langue unique, extraordinaire, car elle vient du fond des âges tout en étant absolument moderne et absolument la sienne. 
 
Opéradiques est une poétique, c’est ce que je suggère et soutiens, vous l’avez compris, éberluée, perplexe, et admirative. 
 
[Isabelle Baladine Howald]  
  
Philippe Beck, Opéradiques, Flammarion  2014, 20€