Connaissez-vous le plaisir de cuisiner avec son père ? Quand l’occasion se présente, je savoure chaque minute qui passe. Et quand il s’agit en plus d’une de mes soupes préférées, le plaisir en est décuplé. Une fois n’est pas coutume, voici une recette vietnamienne à 4 mains : la soupe aigre-douce au tamarin et au poisson ou canh chua cá.
Traditionnellement, la cuisine vietnamienne se transmet de mère en fille, ou en famille entre femmes. Point de livres, ni d’écoles de cuisine, la cuisine vietnamienne se transmet oralement, par l’observation et par la pratique. Si des écoles de cuisine vietnamienne fleurissent aujourd’hui au Vietnam, c’est principalement destiné aux touristes. On s’adapte à la mode. Lorsqu’un(e) Vietnamien(ne) vous dit ne pas savoir cuisiner, il ou elle sait en réalité toujours cuisiner quelques plats familiaux. Prenez deux ou trois Vietnamiens ou Vietnamiennes, mettez-les ensemble, immanquablement la discussion tournera autour de la nourriture, des meilleurs plats, des recettes de famille et même de la façon de les cuisiner. C’est montrer tout l’amour et l’importance que portent les Vietnamiens à la cuisine ! Je parle de mon peuple, mais il pourrait s’agir d’autres pays asiatiques, j’en suis sûre. Mais je m’égare.
Excepté les professionnels, les hommes au Vietnam ne cuisinent pas. Ils aident éventuellement en cuisine lors des grands repas de fête comme la confection des gâteaux de riz gluant du nouvel an (banh chung, banh tet). Pour la cuisine du quotidien, ce sont bien les femmes qui s’en chargent. Mais les Vietnamiens exilés depuis les années quarante / cinquante et ceux qui ont dû quitter le pays dans les années soixante-dix et quatre-vingts, ces hommes se sont mis à cuisiner, pour retrouver le goût du Vietnam, le réconfort affectif et gustatif, et en vieillissant, le besoin d’effectuer un retour aux sources.
À l’étranger, une profonde mutation dans la mentalité des Vietnamiens s’est opérée. Les hommes vietnamiens aiment et se mettent à cuisiner. La cuisine du Vietnam est un patrimoine qui leur est cher ! Sans doute qu’à travers cette cuisine, l’amour maternel et la voix de la patrie résonnent aussi dans leur cœur. Elle évoque la joie des réunions familiales ou amicales autour d’une table, le lien fraternel qui les relie entre compatriotes exilés, rappelle une histoire et une culture communes, et son identité en ces terres d’accueil. Faire la cuisine est un acte d’amour, de plaisir mais aussi de résistance !
Mon père fait partie de ces Vietnamiens venus en France pour étudier au début des années soixante. Il a fallu qu’il se mette à la cuisine pour satisfaire ses envies de plats vietnamiens, soigner son mal du pays et préserver aussi sa culture. C’est ainsi qu’il a cuisiné en reproduisant les plats de mémoire gustative ou en mémorisant ce qu’il dégustait en famille, chez des amis vietnamiens, dans les restaurants du monde entier qui servent des plats vietnamiens car il voyage tout le temps, pour les besoins de sa profession. Mon père aime réellement cuisiner même si sa façon de faire est un tantinet loufoque. C’est un improvisateur né. Rien ne peut se faire conventionnellement. Mais le résultat est vraiment bluffant, je dois l’avouer. Le seul défaut chez lui : sa tendance à faire des quantités pour un régiment ! Une petite soupe ou un petit ragoût pour quatre devient LE plat pour le mois. À force de rajouter ceci ou cela, la casserole devient une grosse marmite. Et ça, ça n’a pas changé depuis mon enfance…
Mon cher père… 70 ans ! Quel est son secret de jouvence ?
Il y a quelques semaines, mon père m’a offert un des plus beaux cadeaux : faire la cuisine à quatre mains. Il sait que la soupe aigre-douce au poisson est une de mes préférées. C’est aussi celle qu’il réalise à la perfection. Je rêvais depuis longtemps qu’il me révèle son secret de fabrication. Cette soupe populaire toute simple s’entoure pourtant de magie avec lui. Je ne me souviens que de gestes, de bruits d’aspiration de soupe lorsqu’il goûtait pour rectifier l’assaisonnement, des grognements de satisfaction et du capharnaüm qui régnait dans la cuisine ! Aujourd’hui, c’est toujours la même chose, sans le désordre car c’est chez moi. La kitchenette est trop petite. Il faut bien s’organiser et je suis là pour ça pendant que mon père s’agite bien sûr aux fourneaux. Bien que je sache bien faire cette soupe, mon père me donne ses instructions pour préparer les ingrédients. Rien de difficile, il faut simplement tout laver, sécher, couper. Pendant ce temps, il fait sa soupe. Je lui demande les quantités, il n’en a aucune idée. Voilà à peu près un raccourci de nos échanges durant la réalisation de la soupe… Tout cela en vietnamien mais traduit ici en français !
Moi : – Euh d’accord… mais tu mets combien de poisson pour quelle quantité d’eau pour le bouillon? Quelles sont les quantités des ingrédients de cette soupe ?
Mon père : - Je n’en sais rien. Je fais à l’instinct. Tu regardes, tu évalues, tu goûtes. C’est simple !
Moi – perplexe : - OK ça ne m’aide pas trop, mon cher Père… Eh es-tu sûr de vouloir mettre autant de tomates (il doit y en avoir 5 ou 6) ??? Ce n’est pas juste une ou deux ?
Moi : – Mmm… ça ne me fait pas avancer d’un iota ton histoire. Et dis donc, stop, stop ! Qu’est-ce que tu as mis dans le bouillon pendant que je découpais l’ananas ?
Moi : – OK mais tu vas trop vite. Combien de nuoc mam, combien de sucre ?
Moi (désespérée) : – On ne va pas aller loin comme ça Papa. Un peu… ? C’est combien ? Une, deux, trois cuillères à soupe ?
Mon père : – Comment, tu n’as rien retenu de ma leçon de cuisine ?
Moi : – Euh… si, si (éclats de rire). C’était parfaitement (pas) limpide ! Reçu 5/5. Merci Papa ! On goûte ? Mmmh… quelle merveille !!! Le goût de l’enfance… Tu es fantastique !
Moi : Oh la la, c’est divin ! La raie est bien tendre et se marie parfaitement avec le nuoc mam pur. L’acidité du tamarin se rééquilibre avec la douceur de l’ananas. La richesse des saveurs du bouillon, des herbes, de l’ail frit et le mélange étonnant des textures des légumes sont vraiment superbes. Merci Papa ! On va tous se régaler ! »
Voici maintenant ma recette de la soupe aigre-douce au poisson (canh chua cá) :
Pour 4 – 6 personnes. Préparation : 40 minutes. Cuisson : 30 minutes.
Ingrédients :
- 600 g de poisson de type mulet ou merlu. On peut aussi utiliser l’aile de raie (cá đuối) dans ce cas, comptez deux ailes de raies pour 4, le pangasius frais ou surgelé (cá tra) ou le fameux poisson à tête-de-serpent (cá lóc).
- 1,5 litre d’eau bouillante
- 1/4 d’ananas ou un 1/2 petit ananas
- 2 ou 3 tomates
- 12-15 gombos (đậu bắp)
- 2 tiges de taro (bạc hà)
- 150 g de germes de haricots mungo
- 1 gousse d’ail
- 1 gros oignon
- 3 gousses d’ail frit
- 8 tiges d’herbes à paddy (rau mò om) ou s’il n’y en a pas, du basilic thaï
- 6 à 8 feuilles de coriandre longue ou épineuse (ngò gai) ou s’il n’y en a pas, quelques brins de coriandre (persil chinois)
- Facultatif : Piment rouge frais, épépiné, ciselé en fines rondelles.
- 100 g de pâte de tamarin séché à réhydrater dans l’eau bouillante et à filtrer (si vous n’en trouvez pas, on peut remplacer par 2 ou 3 cuillères à soupe de jus de citron ou du vinaigre de riz comme mon père le fait souvent aussi).
- 3 cuillères de nuoc mam non dilué (saumure de poisson – préférez la marque Phu Quôc)
- 1 cuillère à soupe de sucre (ou plus si vous aimez sucré – attention, goûtez seulement après avoir mis l’ananas qui va déjà sucrer la soupe!)
- 1 cuillère à café de sel
Herbe à paddy (plante aquatique poussant dans les champs de riz inondés)
En vietnamien, il existe plusieurs appellations : Ngò Om, Ngò Ôm, Ngổ (Nord) / Rau Om, Rau Mò Om, Rau Ôm (Sud) / Ngổ Hương, Ngổ thơm, Ngổ Om (Centre).
Goût citronné – Parfum anisé.
Préparation :
- Dans un bol, faire tremper 100 g de pâte de tamarin séché recouverte d’eau bouillante pendant la préparation de la soupe. Au bout de trente minutes, écraser le tamarin dans l’eau, filtrer avec une passoire ou un chinois. Jeter le pulpe réhydraté de tamarin pressé. Réserver le jus.
- Laver, égoutter, sécher les herbes, les tomates, les gombos et les tiges de taro.
- Peler, hacher finement les gousses d’ail. Peler et hacher grossièrement l’oignon.
- Supprimer la tête et la base de l’ananas. Peler le fruit. Ôter les « yeux ». Trancher en quatre dans le sens de la hauteur. Utiliser seulement le quart si c’est un grand ananas. Sinon 1/2 si c’est un petit. Réserver le reste pour le dessert ou pour une autre utilisation. Couper l/4 d’ananas en tranches moyennement épaisses. Réserver.
- Couper les tomates en quartiers.
- Couper la tête, puis en biais, en deux ou trois parties, les gombos.
- Peler les tiges de taro comme les tiges de rhubarbe. Couper en biais, de 2 à 3 cm de large.
- Couper finement la coriandre longue et épineuse ou la coriandre habituelle (le persil chinois). Couper finement une partie de l’herbe à paddy. Garder quelques feuilles entières pour décorer la soupe.
- Faire frire 3 gousses d’ail finement haché dans un fond d’huile chaude jusqu’à ce que ça prenne une couleur dorée. Arrêter la cuisson aussitôt. Transvaser l’ail frit immédiatement dans un bol, sans l’huile. Réserver.
- Laver le poisson, réserver les darnes de poisson (merlu, mulet, pangasius, etc…). Si option ailes de raie, couper chaque aile en deux.
- Dans une grande casserole ou une marmite, faire revenir l’ail et l’oignon hachés dans un peu d’huile. Puis ajouter quelques quartiers de tomate. Faire revenir. Ajouter les morceaux de poisson et les faire revenir pendant 5 minutes environ.
- Pendant ce temps, faire bouillir 1,5 litre d’eau. Verser sur le poisson. Ajouter le jus de tamarin, l’ananas et les tomates restantes. Cuire quelques minutes jusqu’à nouvelle ébullition (environ 10 minutes). Goûter puis assaisonner avec le nuoc mam, le sucre et le sel. Avec l’option de l’aile de raie, on mettra la raie seulement après avoir versé l’eau bouillante sur l’ail, l’oignon et les tomates revenues à la poêle.
- Ajouter les gombos, les tiges de taro en tranches. Poursuivre la cuisson pendant 10 minutes. Ajouter les germes de haricots mungo. Goûter, rectifier l’assaisonnement si nécessaire (il faut que la soupe soit à la fois acide et un peu sucrée et salée). Poursuivre la cuisson encore 5 minutes et éteindre le feu.
- Sortir le poisson de son bouillon et le déposer dans une assiette séparée, arrosé de nuoc mam pur, non dilué.
- Ajouter à la soupe les herbes aromatiques coupées, ainsi qu’un peu d’ail frit dans chaque bol et facultatif, quelques rondelles fines de piment (pour ceux qui en veulent).
- Servir chaud, en même temps que le poisson arrosé de nuoc mam non dilué et de piment.
- On peut soit déguster cette soupe avec son poisson et du riz blanc nature;
- Soit avec le poisson mijoté à la vietnamienne (cá kho tộ) comme il est traditionnellement d’usage.
Et voilà une soupe exquise du sud du Vietnam colorée, riches en parfums et saveurs, et qui plaît énormément aux enfants par son côté aigre-doux !
Bonne dégustation à toutes et à tous !