Commençons par le contexte hors texte : Sergio de la Pava a tout d'abord, en 2008, autopublié A Naked Singularity. Pour une raison ou une autre, le texte semble avoir gagné une certaine traction critique et a fini par être publié par the university of Chicago press, en 2012. De quoi une fois mis au courant faire ggrrrrr, blâmer le cynisme, la cécité ou la connerie des éditeurs (que foutent-ils ?) tout en remerciant ce bouche à oreille (qui est probablement la raison) et sa version internetienne. Tout en notulant (et on entre à la frange du texte) que le roman s'approche des 700 pages bien fournies et que ce simple fait indique autant la possibilité d'une ambition que d'une volubilité capable de migrainer quiconque va l'entamer. Ou éventuellement que lire une chose de ce volume qui n'a a priori été touchée par aucune main payée pour est une idée intéressante. Et évidemment une fois à partager invoquer maximalisme et auteurs qui par la taille et la foison seraient au moins un peu connexes, peu importent lesquels, au fond, surtout quand les noms connus sont peu nombreux : le genre de noms importants et banalisés que les gens qui les liront connaissent, qui servent de recommandation, caution et éloge rapidos.
spoiler trentenaire : le D tombera bientôt
Bref : un problème à rencontrer en voulant parler dans le large d'A Naked Singularity est qu'avancer à travers son, disons, cadre narratif peut directement aplatir une portion de la chose (ce qui revient à nuire en partie au plaisir du lecteur curieux et casser son expérience en autres morceaux, en plus d'être contraire (pourquoi pas) aux intentions de l'auteur) ; le problème n'est même pas ça, au fond. C'est plutôt de vouloir signaler l'importance pas si imposante de cette trame tout en passant sous silence non seulement ses détails mais aussi ses largesses, tout en de plus signalant que si elle ne saurait être réduite à l'anecdote, elle n'est non plus l'intérêt unique, voire principal vraiment, d'ANS. Il y a par exemple assez peu de, eh bien, une analogie penaude à la libido qui se nourrirait uniquement de sucs narratifs, dans la première partie, qui pointe autour des 300 pages, et une fois dans les deux- et troisième parties tout compte plus par réverbérations sur Casi que par révélations et tournicotis.
Qu'il suffise donc de dire, pour un peu de contexte du texte, qu'une fois entamé et bien paysagé le roman propose à Casi, son personnage central, et à la version de lui qui narre (un mec plutôt concret et malin, 24 ans, origines colombiennes, New York, avocat (public defender, ce qui doit correspondre françaisement à commis d'office), confiant en la loi et (dans l'ensemble) de ceux qui l'appliquent (ou plutôt : du fait que même si certains se chient le système est assez résistant pour tenir), vainqueur de toutes les quelques unes de ses affaires qui ont débouché sur un procès, sauf, évidemment, celle qui arrive et délite son monde) deux actions. Une fois compactées en petits démons sur les épaules : l'une bonne, aussi inconditionnelle que l'idée existe, l'autre mauvaise, arrivant derrière déjà ses débuts de rationalisation, deux actions qui surtout ne s'excluent pas (malgré un cadre moral et éthique établi et relativement solide), ni se s'invalideraient l'une l'autre.
Peuvent donc cohabiter, et pire sont à leurs façons capables de faire miroiter quelque résultat concret aux ambitions de Casi, une ambition calme d'ailleurs, non fière. On ferait mieux de passer par autre part, trancher dans l'énergie souvent de la prose, sa parfois inélégance choisie et ses roulades et tortillons stimulants ; son humour, ou, parce qu'après tout ANS bouillonne de choses, proposer, presque fumistement lister des éléments qui même si jamais ils parvenaient à se faire épuiser ne seraient qu'inférieurs au total, et qui même réduits en quelques mots n'aboliraient ni leurs effets ni leurs raisons—ici il y a beaucoup, certainement assez pour articuler un cadre au périmètre différent ; qu'on parle des choses les plus ponctuelles (une histoire abomifreuse de diarrhée après burritos ; un mec qui s'appelle Ah Chut ; le slogan « It's not tv, it's hbo » repris pour en faire un peu plus qu'une blague ; un hôtel aux bâtiments en forme de fruits ; etc.) aux cheminements plus conséquents (la couverture médiatique de l'enlèvement d'un bébé ; le froid presque solide de l'année qui se tourne ; la loi et sa langue ; l'histoire et la carrière du boxeur Wilfred Benitez que Casi lie longue et large à la sienne et le fait bifurquer autant comme présence que comme narrateur ; les incompréhensions fréquentes et vite recadrées qui font se dédoubler par instants les dialogues ; mouiller les yeux du lecteur avec des skittles ; etc.), voire des choses un peu entre ou outre les deux (une référence pas forcément occupable de la même façon que sa source à Moby Dick ; des discussions sur la perfection et autres sujets intéressants, mais principalement la perfection ; Television considéré comme un nom propre ; un personnage qui essaie de faire vivre des personnages de The Honeymooners à partir d'une boucle sans fin de rediffusions ; la diffraction grandissante entre la perception de Casi et la réalité qui perce ; etc.), des choses qui font partie de la substance sans l'être, ou plutôt la recouvrir, totalement. Ce qui reste, évidemment, à voir : cette affaire de skittles, par exemple, peut aussi bien devenir ce vers quoi tend le texte entier et en reste le cœur émotif, avec ses mots maléduqués et emprisonnés qu'un standard jamais atteint finit par totalement écraser ; la loi et sa langue, aussi, dit comme ça, avec son accrétion de précédents et de crétineries et d'essais d'affinages vers une moralité définie et logique et valable sinon parfaite ou aboutie ou appliquée, les différences entre son principe et son application, la frustration qui peut en sortir, qui en sort forcément, ça semble une bonne portion :
la cristallisation la plus flagrante concerne une longue argutie sur la position spatiale et, suivant, légale, la définition si possible imperméable que prendra un van, haut lieu ! d'une affaire qui n'est vite plus une sorte de mesquinerie quelconque d'avocat rôdé ou cheveucoupage mais bien un cadre d'où dépend la culpabilité ou non-culpabilité (certainement pas l'innocence) de quelqu'un en plus d'une énigme philosophique trivialement insoluble.
A côté de ce genre de conception de l'espace on trouve aussi/surtout une conception du temps particulière, qui se remarque lentement, reste principalement expérientielle (i.e. dépendante du lecteur) mais se consolide ou apparait après qu'un personnage en exprime une analogue, et qui distord le pourtant totalement temporellement linéaire schéma classique crescendo point A point B avec choix d'ellipses (+ tours de force ci-et-là) en une sorte de lieu compressé où la causalité est désorganisée et beaucoup se réverbère et se déverse sur le reste de beaucoup, pas forcément très loin, soit principalement ici sur Casi, happé par un accroc humain, et en vient à faire chez lui se recouvrir la décision par l'action. Après tout il est assez clair pour le lecteur de voir où Casi va se diriger. Mais la perte de ses référents parfaits reconfigure assez son monde pour lui laisser songer que les conséquences puissent être incluses dans la réflexion : le possible devient l'envisagé. Si pris effectivement depuis l'avant, parce que soyons honnêtes il aurait grand mal à faire autrement, le choix de poursuivre zéro, une ou deux des deux actions existe autant avant qu'après, voire que pendant. Si la causalité est mise en question les dilemmes prennent des dimensions différentes. Contourner ce cadre narratif (qui fera office pour des raisons d'économie des analogies de singularité, encore bien sapée de son horizon elle) limite aussi tout discussion précise ou fait au mieux aborder de biais et un peu ridiculement les enjeux moraux du roman, nés de la scission entre de la Pava et son personnage autant que de celle entre son personnage et son monde, les répercussions et impacts bien présents de ce qui est fait, les portions de son âme et de son temps que Casi consacre à tout, pour ou contre accentuer la fêlure principale et ses rayonnements absurdes.
pour les mêmes raisons d'économie voici Rust Cohle présentant à des gens qui ne lui ont pas demandé une théorie dimensionnelle
Parce qu'il n'y a vraiment de présent que Casi et sa foi (en la Loi et sa constance presque qui devrait éclabousser sur ses pratiquants, du moins leur retirer la rancune ou bovinerie ou stupidité qui il en est sûr, et il y a de quoi le suivre, a mis ses doutes et son inconstance en branle) à la fois éclatée et reprise en main, au centre de tout le reste, de leurs rythmes filtrés, parce qu'il y a encore beaucoup qui, malgré autant que grâce à lui, le reprend : disons (fumiste)...
les dialogues, qui non seulement bénéficient et profitent mais se servent allégrement de l'élasticité de l'oral écrit sur l'oral, cette façon que l'écrit a de pouvoir se serpenter ou de s'articuler autre, d'utiliser des quirks et des tournures et des allongements laïusesques qui dits par un personnage filmé et encore mieux n'importe quelle portion de réalité seraient effarantes ou forcées, des dialogues en nombre, avec des collègues, sa famille, le gang de buddés qui lui sert de voisins du bas, les gens qu'il représente et un assortiment de gugusses moins classables—Casi n'a pas de téléphone portable et les conversations sont très majoritairement face à face, ou face à dos, question de taxi—capables de tenir une conversation allant de l'échange ultrarapide à l'articulation maîtrisée de concepts philosophiques plus ou moins curieux et éventuellement stonerrifiques, qui eux-mêmes pourraient s'énumérer comme éléments supplémentaires de la foison de trucs trouvables voire érudits dans ANS, en compagnie d'un match impromptu contre des gosses ; d'un échange de bons procédés publicitaires entre deux marques ; d'une explication qui entortille dès le début du roman la façon et le factuel autour de quoi qui s'passe quand on se fait arrêter et les fameux droits de garder le silence ; d'une coupure de courant ; d'une gamine qui ne parle pas, d'une femme qui ne sourit pas, de leurs raisons ; d'autres trucs excito-divertissants dont des sabres et de la drogue et des coups de poings et même (un peu) une fille séduisante ; du contexte, aussi, dans les moments les plus fourbes ; du travail assez poussé pour pouvoir considérer sa vie remplie ; de l'ambition donc et autant sa réussite, et des portions qui forment d'autres portions, autant qu'ont formé, autant que formeront, à toutes échelles.
(dans quelques jourson continue sur Sergio de la Pava avec son deuxième roman, Personae)
-------
Axel C est co-fondateur et membre du Fric-Frac Club et il te fait des bisous.