L’envol de Julie Bessard

Publié le 01 avril 2014 par Aicasc @aica_sc

Pour en savoir davantage sur le fragment – mystère n°3 et son auteur Julie Bessard.
Ce texte a été publié en 2007 dans le numéro 19 d’ARTHEME à l’occasion de l’exposition de Julie Bessard à la Fondation Clément.

Julie Bessard
L’envol
©Photo Robert Charlotte

Un battement d’ailes au ciel de mon éternité (1)

Tout jeune, j’ai ouvert mes bras à la pureté.
Ce ne fut qu’un battement d’aile au ciel de mon éternité…
Je ne pouvais plus tomber…
En vérité, la lumière m’éblouit. J’en garde assez en moi pour
regarder la nuit, toute la nuit, toutes les nuits
Paul Eluard

L’installation proposée par Julie Bessard en mars dernier dans le cadre du cycle d’exposition de la Fondation Clément, au cœur même de l’ancienne distillerie, manifeste une exceptionnelle appropriation du lieu. Une vingtaine de larges ailes de deux mètres soixante -dix sur un mètre soixante -dix d’envergure s’échappent des cuves de fermentation, attirées vers l’appel de verdure lumineuse d’une fenêtre, avant de chuter brutalement comme irrésistiblement happées de nouveau par les cuves. Bien que réalisées en paille noire agrafée, elles semblent argentées et scintillantes sous la subtile mise en lumière de José Cloquel, qui démultiplie les formes. Les ailes et leurs ombres portées dansent ensemble aux accents d’une courte composition de Jeff Baillard, de quatre minutes environ, alliance de sons concrets émis par la machinerie et d’accords de guitare. Nées du désir, si l’on en croit les dires de l’artiste, d’échapper à l’atmosphère crépusculaire et oppressante des cuves pour s’envoler vers la lumière, ces ailes évoquent aussi les jupes et les éventails des danseuses espagnoles. Le mouvement est généré par les rouages du moulin (2) de l’usine ; ainsi s’effectue, par la médiation de l’acte artistique, un transfert de la production économique à la création du rêve, de la poésie, de la beauté. Cette recherche de la maîtrise du mouvement situe L’envol dans un prolongement mûri de l’exposition Ombres Portées présentée au Cmac Scène Nationale en 2006. Deux ou trois formes y étaient discrètement mobiles, accompagnées d’ombres virtuelles animées infographiquement. Le mouvement pouvait paraître alors anecdotique et superfétatoire, cette forêt de formes réclamant un silence, plus propice à la méditation.
A l’inverse, le mouvement est partie intégrante de L’envol. Cependant, si la maîtrise du mouvement est, dans cette installation, plus aboutie, une nouvelle option plastique se manifeste également. Alors que les formes nées sous les doigts de Julie Bessard restaient jusqu’alors indécises et indéterminées, en
état de chrysalides, des formes en possibilité sur lesquelles chacun avait toute liberté de projeter ses propres fantasmes, animal ou végétal, l’esprit du lieu a provoqué, dans la distillerie, une réponse formelle unique, un triangle sensiblement identique, vingt fois répété. A une multiplicité de figures imprécises et incertaines, encore non écloses, succède un gabarit unique mais polysémique, aile, jupe, éventail ; Au mouvement simple et à peine ébauché succède un mouvement complexe et maîtrisé.
Certes le titre retenu par l’artiste oriente vers la symbolique de l’aile. Cependant même si la structure crée une surface repérable comme une aile, le vol lui est néanmoins interdit car elle ne présenterait aucune résistance au vent. C’est une aile-grille, une aile-cage, une aile- filet, une aile-prison. Un squelette d’aile, structuré mais meurtri par les agrafes. Ces agrafes ont une double fonction : une fonction pratique de structuration de la forme mais, disposées de différentes manières, elles sont aussi un composant plastique de l’œuvre, tentatives de forger une nouvelle peau sur ces surfaces savamment couturées de balafres scintillantes, pour reprendre la formule de Pierre Buraglio (3). La constitution même de ces ailes-grilles, filets, cages de même que leur chute, nous invite à décrypter l’impossibilité de l’envol. Mais le lieu, ses potentialités et ses impératifs techniques, explique aussi la brutalité de la chute, puisque le mécanisme est actionné par un des rouages du moulin.

Julie Bessard
Ombres portées

Danser avec les ombres

La fascination pour les ombres se manifeste dans l’ensemble de la production plastique de Julie Bessard. L’ombre est déjà présente dans ses installations d’étudiante où elle dessinait au fusain sur le mur des ombres fictives, simulacres d’ombres portées. Elle est partie intégrante des Chimères, où elle s’incarne dans un papier noir découpé et résiné. Elle donne son titre à l’exposition de 2006 où l’infographie vient l’animer. Enfin, elle apparaît dans L’envol , non plus dessinée, non plus représentée par une silhouette de papier sombre, non plus projetée mais véritablement générée par la lumière interceptée. Aux ombres artificielles, matérialisées par un dessin, un papier découpé, une projection succède l’ombre authentique. Bien que Julie Bessard explique la genèse des formes suspendues en trois dimensions, appréhender la continuité entre ces dernières et le volet pictural de l’œuvre ne va pas de soi. L’origine des structures de paille est à rechercher dans les toiles de la Série Rouge. Les formes abstraites peintes prennent leur autonomie par rapport au support frontal du tableau pour investir l’espace. D’ailleurs, une huile sur toile de 2005 s’intitule déjà L’envol. . Cependant le lien réside sans doute dans une certaine spontanéité créatrice. Déjà visible à l’œuvre dès les années d’étude et notamment dans le film de Claude Bagoë, Jacqueline, Nadine et Julie(4) dans lequel Julie mêle de la main divers objets dans un panier attendant que l’un d’eux surnage et se laisse choisir pour compléter l‘installation en cours. Et encore aujourd’hui, à entendre Julie Bessard parler de sa technique picturale, on pourrait lui attribuer la phrase d’Eluard évoquant la création poétique Les images pensent pour moi (5). Car si l’on en croit Julie, les formes et les couleurs pensent pour elle.

Julie Bessard
L’envol
©Photo Robert Charlotte

Les images pensent pour moi (6)

Sans schéma directeur, elle peint guidée par l’intuition : je navigue à vue en essayant de me surprendre…Je laisse la toile parler…Les couleurs arrivent, résistent, disparaissent jusqu’à l’émergence d’un espace vivant.
L’engagement du corps dans l’acte de peindre comme dans la fabrication des modules de paille constitue une seconde similitude. Car un corps à corps s’engage entre l’artiste et ses vastes toiles progressivement envahies par les couleurs dans une alternance de contemplation et de gestuelle.
De même, la préparation de la paille, agrafée dans un premier temps sur un fil rigide qui va permettre à l’artiste de la plier ensuite à ses désirs pour réaliser les formes, est un long et patient travail, comme expiatoire, entre chapelet et tapisserie. Il entretient une relation au temps mais aussi au corps. Car c’est une gestuelle machinale et obsessionnelle dans laquelle le corps s’engage tout entier. Comme si le sacrifice de ce temps était indispensable pour avoir accès au temps créateur(7).
Le mode opératoire est donc le même pour les peintures et les installations. Il laisse une large place à l’émergence spontanée des formes et le corps participe pleinement à la création. Du moins jusqu’à L’envol (2007), qui marque indubitablement une étape décisive car le dialogue avec le site a rendu nécessaire une maîtrise accrue, une anticipation précise, croquis et calculs, une intellectualisation du processus créateur.

Dominique Brebion,
Aica Caraïbe du Sud

1 Paul Eluard – Poésies 1913-1926 – La Dame de Carreau
2 Le moulin : Les moulins servent à extraire le jus sucré des cannes. Celles-ci passent d’abord dans un défibreur formé de deux cylindres ou rolls qui complète le travail commencé par les coupe-cannes. Les cannes s’engagent ensuite dans une série de trois moulins composés chacun de trois rolls qui assurent en continu un broyage de plus en plus fin.
3 Dominique Brebion – Julie Bessard Ombres portées : Matières et chimères – livret de l’exposition du CMAC mai/juin 2006
4 Claude Bagoë – Jacqueline, Nadine et Julie – production Telema – 1995
5 & 6 Paul Eluard – Ma mémoire bat les cartes… – Défense de savoir – 1928

 

Julie Bessard
Ombres Portées