Il y a près d’une centaine d’années, et ce durant plusieurs décennies, les bourgeois bien nantis de l’époque fuyaient les villes industrialisées américaines et canadiennes en quête de grands espaces et de tranquillité. Charlevoix devenait alors un endroit de prédilection : la beauté des paysages et l’air salin rendaient les lieux charismatiques.
Enfin, il était temps pour la noble famille Binsse de profiter des vacances. Propriétaire d’une chaîne d’hôtels de luxe, à Cleveland aux États-Unis, le patron pouvait s’offrir une vie de rêve. Le succès en affaires lui donnait les moyens financiers de voyager et également de savourer le bonheur d’être en famille pendant la saison chaude.
Le 29 mai 1939, à bord d’un navire à vapeur du Canada Steamship Lines, les passagers naviguaient sur le fleuve Saint-Laurent depuis Montréal. Tout en relaxant, ils exploraient le bateau. Ils découvraient son architecture victorienne, dont les boiseries et les bas-reliefs ressortaient. L’escalier qui menait au salon était orné de ferrures et de dorures. Du papier peint de qualité aux motifs floraux tapissait les murs. Des draperies de tissus fins étaient disposées harmonieusement sur les sofas. Des œuvres de peintres canadiens renommés décoraient les murs. Sur le pont, les silhouettes féminines rendaient la scène romantique. Les robes longues et leur échancrure en triangle affinaient les tailles. Les chapeaux et les parapluies protégeaient les dames d’une délicate bruine. L’humidité rendait le ciel pesant, mais détendait l’atmosphère. Les heures passées sur le « bateau blanc » annonçaient l’arrivée imminente à destination : Murray Bay, nommée La Malbaie par Samuel de Champlain en 1608.
Un quai sur pilotis permettait aux bateaux d’accoster. Aussitôt les pieds sur le plancher des vaches, les visiteurs étaient conquis par le dépaysement. Les habitants s’empressaient de donner la poignée de main et de les guider. Les touristes, qui semblaient captivés par le baragouinage de la langue, recevaient des informations supplémentaires sur les habitudes de la vie locales. Ils pouvaient facilement localiser les hôtels, le terrain de golf et l’impressionnant Manoir Richelieu.
De leur côté, les membres de la famille Binsse, fébriles, s’avançaient vers leur maison victorienne située à flanc de colline. Les employés, tous des Canadiens Français étaient déjà en poste. Le jardinier travaillait le sol avec soin. Les pousses tendres d’un jardin à l’anglaise grandissaient dans le terreau fertile. La cuisinière faisait griller du poisson frais, en y mélangeant de l’huile au beurre et quelques assaisonnements secrets. Elle était enjouée et heureuse de revoir la propriétaire qui, au fil des années, était devenue une grande amie. Madame Binsse, tout en discutant avec la servante, retirait les draps qui couvraient les meubles. C’est en ouvrant les volets de la maison qu’elle contemplait avec ravissement, comme si c’était la toute première fois, une vue incomparable sur le fleuve et les montagnes. Les vacances à Murray Bay débutaient en force. Le bonheur était au rendez-vous.
Je me souviens très bien de l’endroit, je l’ai scruté longuement. La maison de monsieur Binsse y est toujours debout. De nos jours, je ne sais pas à qui elle appartient. Là-bas, c’est un petit coin de paradis, au pied d’une falaise, là où le fleuve embrasse le rivage. Lors de la saison des amours, les vagues propulsent sur la grève des milliers de poissons… des capelans. C’est une manne argentée qui roule sur le sable et qui est cueillie à la chaudière par les pêcheurs. Ce phénomène particulier revient chaque printemps… tout revient chaque printemps !
Ça y est… La neige qui commence à fondre dans mon coin de pays me donne envie, comme chaque année, de retourner m’échouer sur les grèves de Charlevoix, d’y retrouver des gens que j’aime et de songer à de belles histoires.
Virginie Tanguay