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"La fête des Fous approche. Avec elle, les sages deviennent fous et les fous deviennent sages !"

Publié le 31 mars 2014 par Christophe
Un air de carnaval flotte sur notre billet du jour ! Mais, ne vous y trompez pas, c'est un polar historique sombre que nous allons découvrir ensemble. Le troisième volet d'une série qui s'installe, grandit et prospère, autour du chevalier de Volnay, commissaire aux morts étranges à Paris, sous le règne de Louis XV, et de son acolyte, le mystérieux moine hérétique... Après "Casanova et la femme sans visage" et "Messe noire", Olivier Barde-Cabuçon publie "Tuez qui vous voulez", toujours chez Actes Noir, et poursuit avec habileté son travail romanesque, mêlant contexte historique et politique, tensions sociales, luttes de pouvoir, plongée dans les superstitions en plein essor et enquête dans une capitale où l'on n'a pas forcément envie de traîner, surtout la nuit tombée...

24 décembre 1759, Paris s'apprête à fêter Noël. Pour l'occasion, le Roi fait donner dans la capitale un magnifique feu d'artifices, le peuple est en liesse. Pourtant, c'est une autre fête qui accapare les esprits de certains, en particulier celui du lieutenant général de police, Monsieur de Sartine. La Fête des fous, annoncée à grands renforts d'affiches pour le 28 décembre, jour des Saints Innocents...
On croyait cette tradition ancienne disparu, mais des inconnus voudraient apparemment la relancer... Elle tire son inspiration dans les antiques Saturnales et a pour slogan le titre de ce billet. Tout un programme, non ? Mais, ce que redoute Sartine, c'est une autre facette de cette fête : des domestiques qui prennent la place de leurs maîtres pour les bastonner, des prêtres qui profanent leur église, etc.
Bref, un désordre général au cours duquel les fêtards remettent en cause l'ordre établi, les ordres que sont la noblesse, le clergé et le Tiers-Etat. Inacceptable pour Sartine, qui entend bien empêcher ces fêtes de se tenir, coûte que coûte, et envoyer à la Bastille les impudents qui voudraient semer la discorde dans le royaume...
Pourtant, ce soir-là, veille de Noël, le Chevalier de Volnay ne travaille pas. Il profite du spectacle en compagnie de l'Ecureuil, la jeune femme qu'il a prise sous son aile quelques jours auparavant. Une tendre promenade qui, chassez le naturel, il revient au galop, va s'interrompre brutalement quand le commissaire aux morts étranges va remarquer un attroupement qui l'intrigue.
Avec les archers du guet, Sartine est là, lui aussi, en personne. Tous entourent un corps. L'homme, vêtu d'une robe de bure, a été égorgé et sa langue, arrachée... Un moine, victime d'un meurtre odieux ! En soi, c'est déjà le genre d'affaires dont se charge le chevalier de Volnay, mais c'est la troisième victime assassinée de cette même façon à Paris en trois jours...
Au diable, la Fête des fous, voilà une affaire bien plus grave qu'il faut résoudre au plus vite, sous peine de voir des victimes s'accumuler... Sur le corps du moine, Volnay découvre un mot écrit en caractères cyrilliques... Un Russe ? L'indice n'est pas anodin, mais insuffisant. Avant ce moine russe, ont été tués un étudiant en médecine puis un apprenti, fils de menuisier... Difficile de faire un lien, de prime abord, entre ces victimes... Et si le tueur frappait au hasard ?
Il va falloir au commissaire aux morts étranges toute sa perspicacité pour démêler l'écheveau, tandis que la pression politique se fait plus forte, avec ce troisième mort. En effet, Sartine exige des résultats, ce qui n'a rien d'illogique, mais un autre ministre va lui aussi s'emmêler : Choiseul, protégé de la Pompadour (qui n'apparaît pas dans ce roman), qui ne cesse de monter les échelons du pouvoir...
Pour Volnay, qui sert une monarchie qu'il exècre, ces pressions sont insupportables, il a la très désagréable impression d'être coincé entre le marteau et l'enclume... Pire, il se dit qu'on se moque carrément de lui quand s'invite dans son enquête un bien étrange personnage, aussi surprenant qu'insaisissable : un certain Louis d'Eon, chevalier lui aussi, comme Volnay...
Par ailleurs, son enquête va mener Volnay à la rencontre d'un étrange groupe religieux qui ont ressuscité, si j'ose dire, le jansénisme que Louis XIV avait tout fait pour abattre. Mais, ces jansénistes-là accompagnent leur austérité et leur rigueur morale de pratiques... spéciales... Pour le très rationnel Volnay, comme pour le très hérétique moine qui enquête à ses côtés, d'étonnantes surprises en perspective...
Entre la piste politique, qui semble regarder vers Saint-Petersbourg, et la piste religieuse, à ne pas négliger alors que la réputation d'immoralité de Louis XV gagne du terrain dans le peuple, Volnay va devoir démêler le vrai du faux. Car, pendant que les organisateurs de la Fête des fous font tourner en bourrique Sartine et ses mouches (ses espions), l'ambiance dans Paris est proche de l'ébullition, sans qu'on sache si suivra une explosion festive ou un mouvement de révolte...
Et si j'insiste sur le vrai et le faux, c'est que les personnages, tous les personnages, de "Tuez qui vous voulez", sont à double facette. Ils mentent, se mentent, se déguisent, feignent, trompent, laissent croire, masquent leur corps et/ou leur pensées... L'être et le paraître cohabitent pour une étrange farandole aux airs de mascarade...
J'avais trouvé les deux premiers tomes extrêmement sombres, nocturnes, angoissants, le froid de l'hiver, la neige, la glace, souvent présentes, n'aidant en rien... J'avais une vision presque en noir et blanc de ces récits... Ici, place aux couleurs, elles éclatent dès les premières pages, avec ce feu d'artifices extraordinaire, qui n'échappe pourtant pas non plus à l'hypocrisie humaine...
Oui, il y a quelque chose de joyeux, malgré les tensions, dans ce roman. Le moine, par exemple, loin de son côté inquiétant, cette bure, cette capuche qui masque son visage, ce terme d'hérétique qui lui colle aux basques, tout cela s'évapore, on se retrouve avec un gai luron qui ne se cache plus, ne demande pas qu'on soit discret sur son passé, le lien avec Volnay apparaît sans réserve, jusque dans leur façon de s'adresser la parole... Un autre homme !
Même Volnay, si strict, si inflexible, essaye de changer en s'humanisant... Bon, ce n'est pas encore évident, encore moins naturel, mais l'Ecureuil le pousse à fendre l'armure. Pour le moment, quelques fissures apparaissent et il faudra sans doute encore bien de la patience à la jeune femme pour repousser le commissaire aux morts étranges derrière l'homme, sa fonction submerge toujours l'être humain...
Et puis, il y a Eon... Je ne vais pas vous en faire un plat, si vous voulez en savoir plus sur ce fascinant personnage, vous pouvez lire la série que lui consacre Anne-Sophie Silvestre, par exemple. Ici, Barde-Cabuçon joue avec le personnage, et avec ses ambiguïtés, exactement comme il l'avait fait avec Casanova dans la première enquête du commissaire aux morts étranges.
On a donc un Chevalier d'Eon fictif, dont Volnay ne sait rien, ou pas grand-chose, sur lequel ni Sartine, ni Choiseul n'ont de véritable contrôle et dont la légende est encore à écrire. Le décalage entre notre vision contemporaine (qui peut parfaitement se limiter au strict minimum, même s'il est amusant de le remettre dans son contexte véritable) et l'effarement de Volnay devant ce drôle de bonhomme qui ment comme un arracheur de dents et a plus d'un tour dans son sac à malices, est très amusant.
Eon, c'est l'exact contraire de Volnay, volubile, disert, extravagant, pas loin d'être pédant, excessif, agaçant... Mais, est-ce vraiment lui, ou le rôle qu'il endosse, comme ses costumes si étonnants, pour brouiller un peu plus les pistes qui mènent à lui ? Il décontenance Volnay, bien plus que Casanova, car le commissaire ne le cerne pas... Et quand son esprit est mis en échec, forcément, l'orgueil de Volnay est écorché...
Il est, d'une certaine manière, le personnage qui mène la farandole des personnages aux masques divers et variés qui traversent ce roman. Sa personnalité espiègle et pleine de l'allant de la jeunesse, donne le la du récit, tandis que un à un, les masques tombent, les réalités apparaissent (au lecteur, en tout cas), pour nous mener à la solution de l'enquête de Volnay.
Même les appelants et les convulsionnaires semblent nous proposer un fanatisme de pacotille (bon, je ne suis pas victime des délires de leurs meneurs, remarquez...), une espèce de délire mystique difficile à prendre au sérieux... On est loin des superstitions et des pratiques des précédentes enquêtes qui étaient effrayantes et contribuaient à l'ambiance très lourde des intrigues.
Reste ce constat, que je trouve fondamental dans cette série : l'incroyable résurgence de croyances et de superstitions dans une France qui, dans le même temps, voit les idées des Lumières gagner aussi du terrain. Doucement, mais sûrement. Volnay et le moine les incarne concrètement, même s'il leur faut se montrer encore discrets. Après tout, ils sont au service du Roi (enfin, surtout Volnay...).
Mais, à l'image de cette Fête des fous tant redoutée, on sent bien que l'exaspération monte. Barde-Cabuçon évoque même brièvement cette affaire de disparitions d'enfants qui, quelques années plus tôt, tourna à l'émeute. Un événement que raconte Béatrice Egémar dans "le printemps des enfants perdus". A certains indices, ici et là, ce sont bien les ferments de ce qui, 30 années plus tard, aboutira à la Révolution, qu'on voit apparaître...
On est à un tournant de l'Histoire de France. Le contexte historique et politique est plus diffus que dans les deux premiers livres. Ni le Roi, ni la Pompadour n'apparaisse, on est même dans le domaine du secret d'Etat, à un tel niveau que les ministres que sont Choiseul et Sartine paraissent parfois compter sur Volnay pour leur apprendre ce qui se passe dans le Royaume qu'ils gouvernent !
On est en pleine guerre de Sept Ans et, le moins qu'on puisse dire, c'est que la France est en échec partout où elle se bat (dans une guerre, on l'oublie, qu'on pourrait presque dire mondiale). Son influence recule et ce que Barde-Cabuçon met en scène dans "Tuez qui vous voulez" est un moment capital sur le plan diplomatique. Un camouflet, le moindre grain de sable pouvant faire échouer la démarche de Louis XV et c'est tout un équilibre géopolitique qui serait remis en cause...
Voilà donc une troisième enquête du commissaire aux morts étranges, sensiblement différente dans la tonalité générale. Une éclaircie dans la noirceur de l'époque, un moment éphémère de folie, d'exultation et d'exaltation... A moins que cela aussi soit une illusion, presque un rêve, qui se dissipera lorsque le réveil interviendra... Qui sait ?
"Tuez qui vous voulez" n'est pas mon enquête préférée du commissaire aux morts étranges, mais j'ai quand même passé un excellent moment avec ces différents personnages, ceux qui sont fidèles au poste, Volnay, le moine, Sartine, en particulier, mais aussi avec ceux qui sont de retour ou de passage, l'avenir le dira.
J'ai hâte, eh oui, déjà, de savoir dans quel sens évoluera cette série, si, comme je viens de le dire, cet esprit différent est provisoire ou s'il marque un changement de cap... Mais, je dois dire que la Fête des fous et l'irruption d'Eon ont sérieusement bousculé Volnay dans ses certitudes, mais aussi cette société monarchique qui s'enfonce, doucement mais sûrement dans l'agonie.

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