Et Personae, à son tour [1], a une temporalité particulière. En soi elle n'est pas des plus importantes, ou plutôt est mêlée à d'autres questions de ce qui forme une unité : le (court) livre est composé d'éléments (personnages et temps) disparates (en gros : un petit bout de détectivisme pour commencer, des écrits universitaires, une pièce de théâtre « sur cette scène qu'est le monde », des bouts fictionnels ou non, une notice nécrologique), mais il n'est pas tellement question de se servir de différents modes de l'écrit dont l'oral écrit (ANS utilise par exemple, dans la grande tradition des romans demi-taillés dans les utilisations variables du mot, des morceaux de procès tapotés, une recette, une correspondance, un conte pour enfants qui semble mieux destiné à d'autres que les enfants, etc.) que de tester ce qui fait l'unité (conventions, définitions moribondes ou fourre-tout, une tradition probablement aussi longue) et la complétude ou non d'un ensemble, et par extension d'une personne/d'une vie. Il suffit après tout de coller roman (novel, en l'occurrence, ce qui revient sensiblement au même) sur la couverture de ce qui a une tronche fictionnelle ou fictionalisée pour que tout le monde soit vaguement et apathiquement d'accord avec l'appellation voire invente et définisse des sous-sous-genres prescriptivistes pour se sentir mieux.
Il suffit aussi de faire débuter un roman par un personnage pour le fixer dans une position étrange : Helen Tame (détective), arrive et, même si souvent ôtée du texte, est de facto héroïne (une qualification, en l'état, absolument inutile). Elle devient également narratrice, parfois physique : c'est elle, même absente, invisible, effacée, morte, qui ouvre de leur poussière les textes d'un mort (Antonio Arce, 111 ans [2]) et les lit—Arce, mort déjà, bientôt rangé dans une notice nécrologique et un contenant de corps délaissé, n'existe d'ailleurs très vite que par ses écrits : présence du cadavre sur possiblement un meurtre, puis même ceci retiré au reste du monde en marche, ne reste qu'une silhouette ayant moins la forme de l'espace rabougri précédemment occupé que celui des textes, eux-mêmes malléables sous la forme de l'écrit (des aphorismes à la novella) que sur le matériau, le matériel plutôt, de l'écriture (une courte histoire est écrite dans les marges d'un magazine télé, incapable d'utiliser l'espace déjà utilisé sans détruire sa cohérence, mais possédant le titre, une fois l'ensemble inféré et mouliné par Helen Tame, d'un film entouré par (probablement) l'auteur ; et plus généralement les crayons autant que le papier se désagrègent). Mais Helen lit, donc expose, dans l'ordre d'écriture d'ailleurs, perpétue, si l'on veut, expose, libère, partage, etc., une version ou l'essence (elle préfèrerait) d'Arce, à soi et automatiquement à toi. Comme il suffit de présenter la chose comme une enquête (par convention le métier d'Helen arrive d'ailleurs avant son nom : Detective Helen Tame, comme « heroin » est inclus dans le titre du tout premier chapitre) pour refourguer des airs de policier à tout ça, un moment (voire, pour faire bonne figure, de pastiche), et croire qu'Helen Tame, un instant elle aussi, farfouille dans les écrits à la recherche d'indices purement détectivesques et non la raison finale de toute mort : tout meurt.
Parfois, si peu, Tame revient (sa propre présence est assez vague pour rendre ses passages les moins intéressants du roman, même s'ils sont stylistiquement les plus curieux), actualisée dans ce qu'elle découvre et lit et presque écrit : le reste de Personae est habité par les fantômes de Tame et Arce (qui sont les seuls personnages à ce niveau : on peut rajouter l'entité à peine personnalisée de la police, qui se charge de franges physiques, et deux membres de la famille d'Arce, à l'apparition ténue et la consistance inconséquente, qui emportent de la scène de la mort leurs émotions et non les textes, une version et non celle qui nous reste), reliés en un fantôme commun. Et, ces textes : la partie centrale, une pièce de théâtre qu'on dira par flemme de chercher mieux beckettienne, est ce qui s'en désunit le plus : le peu de textes plumés par Tame (trois extraits d'un même article écrit à propos Bach et de Glenn Gould et du silence qui se pose sur tout) possède clairement sa présence, et, des textes sous formes d'histoires courtes/novellas d'Arce, l'un possède un personnage (assimilable ou non à Arce—ou Tame, joints unifiés en auteur/lecteur, absorbés) et l'autre deux, même si multipliés là encore par deux [3].
Restent les morceaux isolés de texte réunis sous le mot aphorismes (quand là encore il y a bien quelques aphorismes tels que définis dans un dico chopé au pif, à côté de choses plus longues, dont une discussion sur la qualité merdique d'une traduction anglaise de Cien años de soledad) et cette pièce, physiquement (quasi)centrale (en position comme en volume) au livre. Les aphorismes (« sélectionnés » par le temps effaceur et probablement par Tame), par leur nature de petites briques de mots au sein d'un ensemble qui s'en sert autant comme 1) une tentative de représenter parfois par la taille une nouvelle fragmentation des éléments (donc : des données) que comme 2) eh bien des aphorismes ou en tout cas morceaux purement textuels ayant la même force de signification que les discussions de mort et d'amour et de douleur et d'éloignement et et ceteras de l'univers froid occupant les novellas, n'ont pas spécialement besoin ou envie d'habitants humanisés. (en tant qu'éléments les plus basiques ils peuvent aussi être signe de ce que Personae peut avoir de plus frustrant : un ensemble dont le nombre de pièces semble évident ou en tout cas calculable mais dont il devient vite clair que l'image (parler de la solution semble un peu idiot) finale aura une tête résolument malléable peut être irritant, même en songeant que le projet et les prémisses sont louables : il y a une sorte d'insistance à faire ce qui si un puzzle est un puzzle peu ludique, à ne pas volontairement insister sur des interpénétrations d'une zone sur l'autre, de les laisser avec au mieux leurs éventuelles références secrètes, couplée à une autre insistance, celle de ne pas se faire opaque ou réfractaire au lecteur. Ce qui enrobe et contient le tout n'est ni un jeu de piste ni un jeu de dominos mais (une couverture et) une vie complétée par une autre)
Reste, ouais, cette pièce. Elle possède 5 (cinq) personnages qui s'entretiennent faussement transparemment de sens et directions et vecteurs de vie et mort et sens, la scène comme vie et l'ailleurs comme inconnu. Il y a un pistolet en jeu et des percussions inquiétantes derrière les murs. Je ne sais pas. Ses fantômes ne sont pas au même endroit, son absurdisme plus qu'absurdité n'est pas malhonnête à proprement parler mais moins organique, moins curieux, bancal, ne semble posséder le même cœur. Ce n'est peut-être que parce que son rythme rapide et la quasiomniprésence du dialogue le force les sens et informations, et le cœur, à se diffuser autrement, mais elle a quelque chose d'usant. Il m'est assez difficile de déterminer si c'est une exception (qui prise seule fonctionne(rait, plutôt) mais ici entourée ne parvient à être enveloppée et contenue) ou un trou, une preuve autoriale que demander une complète cohésion, même dans un objet délimité, a un intérêt profond mais au final tout aussi limité. Ou encore que se dire complet est idiot, même en finissant par pouvoir se taire, même ayant enfin trouvé et absorbé une étrange moitié. Pourtant n'importe qui devrait être parfois au moins volontaire à dire que des tracés infinis peuvent être contenus dans des aires (sans même parler de volumes (dont les surfaces finies pourraient aussi bien être plus (et appliquer ceci à cela n'a d'autre valeur que celle qu'on lui donne…)…)…) finies. Il y a de toute façon autour, à chercher autour, même si présenter Personae comme un concept pousse à considérer l'exécution du tout plus que l'exécution de ses composantes, comme commencer par Helen pousse manifestement à parler plus d'Helen spectrale (et si esseulée glu fallacieuse) et d'un Arce d'encre attractive que de ce que contiennent ses œuvres : s'éloigner du rivage, ou cette rencontre de fièvre et de peur dans les feuillages et son pendant retourné aux menus taciturnes et flirts facétieux, et l'expérience de lire Personae [4] est désagréable en étant agréable, et son et ses habitants, ténus mais se renforçant entre eux, vont iront sont allés rejoindre tôt ou tard la rivière éternelle qui le clôt, le domicile de tous.
[1] avec son titre de mot chopé à une autre langue puis dictionnarié mais qui pour une impalpable raison conserve la marque du pluriel de la langue d'origine, mais qui en tant que titre a un passe-droit
[2] oui moi aussi je me suis dit Bilbo et dans la mesure de l'invisibilité ça convient
[3] on conviendra qu'expliqué comme ça tout peut avoir l'air assez flou voire abscons ; mais : disons deux paires, reliées interpaires par quelque relation mysticofamiliale ou juste un thème de beauté et d'amour trouvable (et de café) : là aussi est présent le regroupement de choses par seul fait qu'elles soient exprimées l'une à côté de l'autre (et cet éventuel flou n'est qu'un artefact de la volonté de superposer des éléments aux temps séparés), en attendant de voir, en lecteur avide de cohésion ou comme par une promesse implicite que tout est interconnecté avec tout, si d'autres sont dites
[4] avec son titre qui prend ses fantômes comme il peut (qui pousse lui aussi à voir du pluriel là où il n'y a jamais qu'un), et puis rappelons certes sans conviction que ça ait grand-chose à voir les couches de passé contenues rien que dans le titre de l'Ὀδυσσεύς de Joyce