Ce long poème non paginé décrypte dès l’initiale les arcanes (1) amoureux de la marche du temps, les avancées et les reculs du sentiment amoureux. Il trace par une mesure syncopée du vers le mouvement proprement irréversible des attitudes pour la plupart inconscientes qui forgent une sensibilité de l’intime en quête de sa parole, forme oblative de l’assomption d’un amour passé.
Je te dirai les
mondes de dessous
flots franchissant
les réveils
morts ne furent ne
furent pas
maintenant je serai
ta prière et ton galet
blanc
tu serais
ma salive
(…)
Le Troisième, l’autre en celui-là même, tel le réel de la noble et humaine faiblesse amoureuse, autorise l’épellation d’une rencontre dont le poème et plus largement sapoésie, manifeste la jouissance d’une impossible saisie. Le poème clarifie la pensée qui le suscite et réévalue le sens diffus auquel il prête une forme, dans l’instant figé sur chaque page d’une écriture hantée par la chute ou la fin inéluctable du moment d’aimer.
L’être se blesse d’un amour qui se parle à lui-même du subi et du vécu, oraison forclose du plaisir pour sublimer l’esquisse pressentie d’un bonheur comme tous condamné dès le principe et se résoudre à la figuration d’un avenir libéré de toute chronologie et fusion des corps. Aussi, un poème autre s’élabore-t-il au sein même du poème, dans ce temps où les gestes mêlés se délient lentement au bénéfice cruel d’une écriture salvatrice, de la mort par là même conjurée d’un amour singulier pour préserver le radical de l’amour absolu.
Je voulais une / éternité à coudre / à nos deux noms // être en / chacun.
C’est ainsi que se justifie l’usage de l’imparfait. Son nom même en écho à toute lecture de sa valeur d’emploi, calibre la perception du sens que l’on confère aux verbes sans pronoms, comme à la fois déchargés de la nécessité d’en référer à un sujet (dispersé entre le je le tu le nous ou le vous) et contraints au plus juste de marquer le mouvement d’aimer en déplaçant les bornes canoniques de la mesure du temps : l’amour et l’impôt de sa disparition font éclater les limites des corps inscrits dans une durée, celles des gestes irrépressibles qui signent la jouissance et son apurement, le solde de sa purification dans l’arrêt du sentiment, l’agonie de la pulsion d’amour.
avions été au centre / où il n’est plus / de larmes / étions là / où ne revint / aucun // fûmes corps / de chacun.
Imparfait donc, mais aussi passé simple, simple comme le furent les marques de l’amour tant du cœur que du corps, formes multipliées et indissociables de ces moments où règne la ponctualité sidérée de la rencontre face à face de deux êtres : « des yeux des voyants ».
Le Troisième ouvre un espace impalpable que seul le poème permet parfois, celui d’un jeu sur la disparition, le change d’identité, le dire de l’autre au nom à soi insubstituable.
Pourrions-nous / dans nos noms / recueillir / les plaintes / (…) je serai / votre absence / en vous / l’aile.
Est-ce là une discrète et prudente reprise de l’allégorie du Rouleau d’Esther (Adassa devient Esther, prénom qui en perse signifie étoile ou caché), récit mythique et glose du renversement des valeurs sur le théâtre de la vie, fable en proximité mythologique avec le Cantique des Cantiques, lui aussi né de l’écriture du désir hors de la lettre du nom premier, ici celui de dieu ; mais le dire ou l’écrire est déjà s’interdire un au-delà de l’amour ? Esther Tellermann sait cela si bien, si fort, qu’avec elle la nature, célébrée en poème sous toutes ses formes, végétales, minérales ou océanes, solaires et musicales, s’arrache au passé le plus noir, celui de l’Histoire, des grilles, des rails et des cendres.
Alors le sujet, le poète, la femme, réconciliés avec les questions que le passé Troisième n’a cessé de poser, adoptent le futur et dessinent dans un ultime dépassement le retour d’un usage raisonné des jours à venir.
Peut-être aurais-je / dû entendre / l’extrémité / d’un espace d’une / mémoire ouverte / au centre de l’os / l’ultime / et le nom ?
L’absolue décision du vivre n’impose aucune autre voix pour survivre à la douleur que cet acquiescement aux étreintes de demain, encore.
il ne fera plus
nuit
en chacun
martèlera votre
pas
poserez braises et
paysages
donnerez à chacun
le Troisième
et le songe.
Esther Tellermann. Le Troisième. Editions Unes, 4° trimestre 2013. (vignette de couverture de Gilles du Bouchet).
[Yves Boudier]
1. Le Troisième renvoie-t-il au sonnet de Gérard de Nerval, Artémis, dont les vers 1 et 7 (La Treizième revient… C’est encor la première ; (…) C’est la Mort –ou la Morte-... Ô délice ! ô tourment !) évoquent l’arcane sans nom (la Mort), treizième carte du Tarot dit de Marseille ?