Sur l’agora de la « place rouge » à Manosque, autrement désignée « Place Pagnol », au beau milieu de livres anciens, fromages de chèvre et cafés fumants, un ami me fait part ce samedi de ses hésitations, voire difficultés, à considérer les méthodes de gouvernance comme dénuées d’arrière-pensées et débarrassées, au moins partiellement, de leur écorce égocentrique. Nous convenons facilement du malaise.
Pour étayer ce constat désabusé et le prolonger, référence est alors faite à la lettre VII de Platon, une réflexion portant sur un gouvernement juste à partir de l’expérience d’injustice faite à Socrate.
Les auteurs anciens comme ceux qui le sont moins, ont la très heureuse manie de se rappeler à notre bon souvenir dès lors que nous déplorons ici et là une déficience de la pensée critique.
Cette lettre est un bonheur à découvrir ou à redécouvrir que les tempêtes et les gras rires de quelques caffis n’ont encore jamais contredit.
Platon. Lettre 7. Extrait
«Jadis dans ma jeunesse, j'éprouvais ce qu'éprouvent tant de jeunes gens.
J'avais le projet, du jour où je pourrais disposer de moi-même, d'aborder aussitôt la politique. Or voici en quel état s'offraient alors à moi les affaires du pays : la forme existante du gouvernement battue en brèche de divers côtés, une révolution se produisit.
A la tête de l'ordre nouveau cinquante et un citoyens furent établis comme chefs, onze dans la ville, dix au Pirée (ces deux groupes furent préposés à l'agora et à tout ce qui concerne l'administration des villes), - mais trente constituaient l'autorité supérieure avec pouvoir absolu.
Plusieurs d'entre eux étaient soit mes parents, soit des connaissances qui m'invitèrent aussitôt comme à des travaux qui me convenaient.
Je me fis des illusions qui n'avaient rien d'étonnant à cause de ma jeunesse. Je m'imaginais, en effet, qu'ils gouverneraient la ville en la ramenant des voies de l'injustice dans celles de la justice. Aussi observai-je anxieusement ce qu'ils allaient faire.
Or, je vis ces hommes faire regretter en peu de temps l'ancien ordre de choses comme un âge d'or. Entre autres, mon cher vieil ami Socrate, que je ne crains pas de proclamer l'homme le plus juste de son temps, ils voulurent l'adjoindre à quelques autres chargés d'amener de force un citoyen pour le mettre à mort, et cela dans le but de le mêler à leur politique bon gré malgré.
Socrate n'obéit pas et préféra s'exposer aux pires dangers plutôt que de devenir complice d'actions criminelles.
A la vue de toutes ces choses et d'autres encore du même genre et de non moindre importance, je fus indigné et me détournai des misères de cette époque. Bientôt les Trente tombèrent et, avec eux, tout leur régime. De nouveau, bien que plus mollement, j'étais pressé du désir de me mêler des affaires de l'état.
Il se passa alors, car c'était une période de troubles, bien des faits révoltants, et il n'est pas extraordinaire que les révolutions aient servi à multiplier les actes de vengeance personnelle.
Pourtant ceux qui revinrent à ce moment usèrent de beaucoup de modération.
Mais, je ne sais comment cela se fit, voici que des gens puissants traînent devant les tribunaux ce même Socrate, notre ami, et portent contre lui une accusation des plus graves qu'il ne méritait certes point : c'est pour impiété que les uns l'assignèrent devant le tribunal et que les autres le condamnèrent, et ils firent mourir l'homme qui n'avait pas voulu participer à la criminelle arrestation d'un de leurs amis alors banni, lorsque, bannis eux-mêmes, ils étaient dans le malheur.
Voyant cela et voyant les hommes qui menaient la politique, plus je considérais les lois et les mœurs, plus aussi j'avançais en âge, plus il me parut difficile de bien administrer les affaires de l'état.
D'une part, sans amis et sans collaborateurs fidèles, cela ne me semblait pas possible.
(Or, parmi les citoyens actuels, il n'était pas commode d'en trouver, car ce n'était plus selon les us et coutumes de nos ancêtres que notre ville était régie. Quant à en acquérir de nouveaux, on ne pouvait compter le faire sans trop de peine.)
De plus, la législation et la moralité étaient corrompues à un tel point que moi, d'abord plein d'ardeur pour travailler au bien public, considérant cette situation et voyant comment tout marchait à la dérive, je finis par en être étourdi.
Je ne cessais pourtant d'épier les signes possibles d'une amélioration dans ces événements et spécialement dans le régime politique, mais j'attendais toujours, pour agir, le bon moment. Finalement, je compris que tous les états actuels sont mal gouvernés (car leur législation est à peu près incurable sans d'énergiques préparatifs joints à d'heureuses circonstances).
Je fus alors irrésistiblement amené à louer la vraie philosophie et à proclamer que, à sa lumière seule, on peut reconnaître où est la justice dans la vie publique et dans la vie privée.
Donc, les maux ne cesseront pas pour les humains avant que la race des purs et authentiques philosophes n'arrive au pouvoir ou que les chefs des cités, par une grâce divine, ne se mettent à philosopher véritablement.»
Traduction Joseph Souilhé, Paris, 1926