Chaque jour apporte son lot de nouvelles interrogations. Laissez-moi croire que c’est un signe d’une jeunesse persistante !
Cette fois, c’est en regardant le microcosme qu’est une pièce d’eau dans un jardin que m’est venu un sujet de curiosité tout neuf : la métamorphose d’une libellule. On ne peut suivre que la dernière phase de son évolution, celle où elle sort de sa carcasse grisâtre et pas très belle pour devenir cet insecte bleu ou vert possédant deux paires d’ailes et trois paires de pattes.
Bien sûr, nous pensons tout de suite au film de Ridley Scott « Alien », dont les scénaristes ont peut-être trouvé là leur inspiration ; encore que dans ce cas c’est la cage thoracique qui explose, tandis que pour la libellule c’est son dos qui se fissure.
Ce passage d’un état de vie à un autre est déjà porteur de réflexion. Dans « Nouvelles pensées échevelées », Stanislaw Jerzy Lec écrit : « Les pensées métamorphosent le cerveau lui-même ». Ou ce constat de Jean-Paul Fugère dans « L’orientation » : « La paix, comme toute métamorphose, exige une adaptation douloureuse à laquelle bien des gens se refusent ». Il faudrait donc souffrir ou faire un effort à tout le moins pour opérer un changement. C’est d’ailleurs ce qui se passe avec notre libellule. Tout d’abord les œufs ont été abandonnés au fond de l’eau, où les larves qui naissent ont jusqu’à neuf vies successives, en devenant de plus en plus grosses. Cela dure deux ou trois ans de vie aquatique. Ensuite dans leur dernière carcasse, elles remontent, si par chance il y a des roseaux ou des plantes auxquelles elles peuvent accrocher leurs pattes. Toutes n’y arrivent pas. Elles remontent jusqu’à leur épuisement et attendent alors le craquement de leur dos. Nous sommes à ce moment à la fin du mois de mai, au début du mois de juin. Peut-être en plus de cet effort physique, faut-il une volonté ?
Ce qui est encore plus étrange, c’est la durée de ces états différents. La copulation dure des heures. C’est pourquoi nous apercevons souvent deux libellules réunies en plein vol ; elles poursuivent leur acte de reproduction. Parfois elles l’accomplissent dans la position de « cœur copulatoire », alliant alors le plaisir et l’esthétique… involontairement, j’imagine. Qui le sait ? Jules Renard, le 31 juillet 1889, écrit dans son « Journal » : « Les lézards t’intéressent, les demoiselles aussi qui, plantées sur le coup l’une de l’autre, volent de brindilles en brindilles et se posent, l’une toute droite et raide, l’autre en ligne brisée, le bout de queue dans l’eau. »
Ensuite, une fois les œufs éclos, après avoir été larves, elles vivent finalement une seule saison d’été comme libellule ! En effet, naissant peu avant l’été, mai et juin, c’est à l’automne que meurt l’insecte. Cette dernière vie vaut-elle donc tant de peine ? Est-ce un état de grâce ? Peut-on la comparer à l’homme, à l’humanité, avec ses périodes d’apprentissage, de travail, de bonheur ? Est-ce le corps et l’âme ? « Les âmes, libellules de l’ombre… » disait si joliment Victor Hugo. Par ailleurs, décidément inspiré par l’insecte, Hugo écrit dans « Les rayons et les ombres » : « La frissonnante libellule / Mire les globes de ses yeux / Dans l’étang splendide où pullule / un monde mystérieux. » On l’appelle aussi parfois demoiselle ou damoiselle. Toujours l’intarissable Hugo : « La verte demoiselle aux ailes bigarrées » (Odes).
On sait que Léonard de Vinci a durant une grande partie de sa vie, lui aussi, été fasciné par le vol des oiseaux et des libellules. Il a beaucoup étudié le phénomène jusqu’à concevoir des plans de vol de plusieurs appareils, dont l’esquisse de l’hélicoptère (du grec helix, ikos «spirale» et pteron «aile»), qu’il appela la « vis aérienne ». Nous voici donc à penser au temps, à l’espace, à nos vies, à l’éternité, à la transmission des idées, à la beauté, à l’âme, à la création, à Dieu… . Tout cela dans un regard un peu appuyé et observateur lancé vers une pièce d’eau et ses habitants…