« Je vois maintenant qu'en choisissant la carrière de musicien, je ne me suis pas trompé de route. »
Théodore Gouvy
La forêt de Coubron, 1872
Huile sur toile, 96 x 77,8 cm, Washington, National Gallery of Art
Le Palazzetto Bru Zane est une institution qui déborde d'idées et sait se donner les moyens de les réaliser. Après avoir inauguré une première série d'enregistrements consacrée aux cantates du prix de Rome, qui devrait s'enrichir d'un cinquième volume à l'automne prochain, puis une deuxième intitulée Opéra français, dont la récente parution du Dimitri de Victorin Joncières, sixième étape d'une collection inaugurée en 2012, atteste de la vitalité, le Centre de musique romantique française lance, toujours en collaboration avec Ediciones Singulares, un nouveau projet, intitulé Portraits, destiné à donner un panorama aussi complet et varié que possible de la production d'un compositeur méconnu.
Le premier à être mis à l'honneur est Théodore Gouvy, dont j'ai déjà eu l'opportunité de vous entretenir en tout début d'année, à l'occasion de la recension du disque proposant trois de ses Trios avec piano par Voces Intimæ. Je renvoie donc le lecteur curieux d'en apprendre un peu plus sur la trajectoire de ce musicien souvent partagé entre France et Allemagne aux éléments que je donnais alors et à ceux qu'ils pourront glaner sur le site de l'Institut Théodore Gouvy qui, depuis la villa de Hombourg-Haut où il vécut à partir de 1868, veille à favoriser une meilleure connaissance et une plus large diffusion de l'œuvre du compositeur.
Grand contempteur du goût parisien pour l'opéra – il en composera néanmoins deux, Le Cid et Fortunato, achevés respectivement en 1863 et 1897, qu'il n'entendra jamais – et la frivolité, Gouvy se voua essentiellement à ce qu'il nommait lui-même la « musique sérieuse. » Son legs fait ainsi une large place aux compositions instrumentales (de chambre et symphoniques), mais aussi vocales, avec des cantates et des scènes dramatiques aux sujets marqués par son goût de la culture classique, sans oublier des mélodies, avec un net penchant pour les textes des poètes de la Renaissance, et des pages sacrées, parmi lesquelles on signalera le Requiem et le Stabat Mater datant tous deux de 1874, deux domaines dont aurait aimé que ce Portrait proposât de découvrir au moins un aperçu. Gouvy ne fut cependant pas que le musicien un rien distant qui déclarait que « son ambition [n'était] pas de devenir professeur ou pianiste de profession » car il « [regardait] la musique de plus haut que cela », et c'est ce que prouve avec beaucoup de pertinence cette anthologie en proposant six extraits des Sérénades pour piano, des pièces de caractère composées au fil de la plume entre 1855 et 1875 où l'on peut percevoir des échos de Schubert comme de Mendelssohn et Chopin. Ces miniatures sont interprétées avec un goût très sûr, fait de raffinement et d'élégance, mais sans aucune mièvrerie, par Emmanuelle Swiercz qui, sans les solliciter à outrance, en les laissant simplement respirer, chanter et être ce qu'elles sont et qui est parfois plus complexe qu'en apparence, tire le meilleur de ce qu'elles ont à offrir.
Le volet orchestral a été confié à deux phalanges à la personnalité assez différente dont les propositions, loin de s'exclure, se complètent parfaitement en donnant à entendre toutes les couleurs de Gouvy. À l'Orchestre philharmonique royal de Liège qui, sous la direction de son chef, Christian Arming, effectue un travail tout à fait intéressant sur la musique française, a été confiée la magnifique Sinfonietta op.80 (1885). Il s'agit d'une œuvre concentrée, aux proportions extrêmement équilibrées, qui opère une synthèse tout à fait séduisante entre classicisme et romantisme, comme un tour d'horizon qui irait de Beethoven à Brahms en passant par Schubert, Mendelssohn et Schumann, tout ceci dans une atmosphère aux teintes de pastorale (Allegro liminaire) empreinte, en dépit de l'humeur assombrie du mouvement lent, de joie sereine. La phalange belge y livre une version de grande classe en y déployant une pâte orchestrale qui associe une rondeur et une sensualité mises au service d'un souffle plutôt ample (l'Andante est une très belle réussite) et d'un romantisme assumé qui, s'il alourdit quelquefois légèrement la scansion (Finale), ne perd cependant jamais en chemin son sens aigu de la pulsation. Les musiciens font montre des mêmes qualités, que l'on dira, faute de meilleur qualificatif, « germaniques », dans les deux autres pages où ils accompagnent un soliste, instrumental dans la Fantaisie pastorale (1875), page pleine d'un charme bucolique qui représente une des rares concessions de Gouvy à la virtuosité (tempérée), où le violon solaire, mais au vibrato, à mon goût, un peu trop présent, de Tedi Papavrami s'harmonise parfaitement avec le splendide nuancier de l'orchestre, vocal dans La Religieuse, scène dramatique créée en 1876, chantée avec un engagement bienvenu par une Clémentine Margaine capiteuse mais que l'on aurait juste souhaité, par moments, un peu plus lisible.
Trois ouvertures de concert, Jeanne d'Arc d'après Schiller (1851), Le Festival (1852) et Le Giaour d'après Byron (1878) qui toutes illustrent, par leur absence totale de dessein programmatique, la précellence accordée par le compositeur au climat sur l'anecdote et à la musique « pure », sont interprétées avec finesse et brio par l'Orchestre national de Lorraine placé sous la direction de Jacques Mercier, une équipe qui connaît parfaitement la musique de Gouvy pour avoir signé, pour le label allemand CPO, la première et très aboutie intégrale de ses symphonies. On retrouve ici ce qui faisait le prix de cette dernière, avec une préférence marquée et, pour le coup, très « française », pour une ligne claire, une certaine légèreté de touche, la recherche permanente du rebond et de la netteté d'articulation. Sans manquer, pour autant, de chair ou de sentiment, l'esthétique défendue me semble regarder vers le classicisme, ce qui est loin d'être un contresens ici.
Finissons cette rapide revue par le volet chambriste, globalement très convaincant lui aussi et qui donne à entendre, avec la même intelligence que l'orchestral, deux ensembles au style bien différencié. D'un côté, le jeune Quatuor Cambini-Paris, dont le travail sur Hyacinthe Jadin et Félicien David a été salué dans ces pages, propose, sur instruments anciens, une lecture pleine de contrastes, menée avec une verve spirituelle et une vigueur roboratives, du Quatuor en la mineur op.56 n°2 (1872), à laquelle ne manque qu'un soupçon d'épanouissement acoustique pour emporter complètement, tandis que, de l'autre, le plus installé Quatuor Parisii s'illustre dans une interprétation du Quatuor en ut mineur op.68 (1874), sur instruments modernes mais avec un vibrato assez contrôlé, dont la fluidité et l'ardeur ont constitué pour moi une bonne surprise. Ces deux formations montrent, s'il en était besoin, la belle vitalité des quatuors français et l'on se dit que le Palazzetto Bru Zane serait bien inspiré de poursuivre en leur compagnie l'exploration du répertoire écrit pour cette formation au XIXe siècle, lequel n'a probablement pas livré tous ses trésors. Je suis un peu plus réservé sur la présence du Trio avec piano n°4 (1858) : l’œuvre est indubitablement belle, mais force est de constater que la version qu'en livre le Trio Arcadis, qui est pourtant loin démériter et fait montre d'une excellente cohésion, pâlit face à celle de Voces Intimæ, nettement plus idiomatique. Plutôt que cette redite, peut-être aurait-il été plus intéressant de lui confier le Trio avec piano n°5, sauf erreur inédit au disque ?
Voici donc, malgré quelques minimes réserves, un projet tout à fait passionnant qui permet de faire connaissance, dans d'excellentes conditions, avec une large palette de l'art de Théodore Gouvy et que je recommande donc sans hésiter à tous ceux qui souhaiteraient découvrir ce compositeur ou parfaire la connaissance qu'ils en ont, puisque cette anthologie offre pas moins de sept inédits au disque. Par la qualité globale des interprétations musicales qu'il regroupe comme par celle de ses textes de présentation qui, avec une pédagogie bien comprise, conjuguent précision et accessibilité, ce premier volume, dont il faut une nouvelle fois saluer le soin éditorial qui y préside, est une nouvelle très belle réussite à mettre à l'actif du Palazzetto Bru Zane et l'on espère maintenant que cette série va adopter un rythme de publication régulier afin de mettre à la portée du plus grand nombre d'autres pépites du patrimoine musical romantique français.
Théodore Gouvy (1819-1898), Portrait
Disque I [durée totale : 71'52"] : Sinfonietta en ré majeur op.80, Fantaisie pastorale pour violon et orchestre en fa majeur*, La Religieuse, scène dramatique pour mezzo-soprano et orchestre**, Sérénades pour piano+
Orchestre philharmonique royal de Liège
*Tedi Papavrami, violon
**Clémentine Margaine, mezzo-soprano
Christian Arming, direction
+ Emmanuelle Swiercz, piano
Extraits proposés :
1. Sinfonietta op.80 : [I] Adagio – Allegro
2. Sérénade pour piano n°11 : Larghetto
Disque II [durée totale : 65'23"] : Le Giaour, ouverture en la mineur, Jeanne d'Arc, ouverture en ré mineur op.13, Le Festival, ouverture de concert en mi mineur op.14, Quatuor à cordes en la mineur op.56 n°2*
Orchestre national de Lorraine
Jacques Mercier, direction
*Quatuor Cambini-Paris
Extraits proposés :
3. Jeanne d'Arc op.13
4. Quatuor op.56 n°2 : [III] Tempo di minuetto. Allegro moderato
Disque III [durée totale : 55'45"] : Trio avec piano n°4 en sol majeur op.22, Quatuor à cordes n°5 en ut mineur op.68*
Trio Arcadis
*Quatuor Parisii
Extrait proposé :
5. Quatuor n°5 op.68 : [IV] Allegretto agitato
3 disques et un livre de 112 pages, Ediciones Singulares/Palazzetto Bru Zane ES 1014. Ce livre-disque peut être acheté en suivant ce lien.
Un extrait de chaque plage des trois disques peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
Illustrations complémentaires :
Pierre Gouvy, Goffontaine et la maison natale de Théodore Gouvy (aujourd'hui disparue), 1956. Aquarelle sur papier, collection particulière (fonds Gouvy-Durteste, cliché © A. Simon)
Théodore Gouvy en 1890. Photographie © Institut Théodore Gouvy, que je remercie pour son aide précieuse
Paul Flandrin (Lyon, 1811-Paris, 1902), La solitude, c.1861. Huile sur toile, 62 x 52 cm, Paris Musée du Louvre (cliché © RMN-GP/T. Querrec)