Magazine Culture

Sans crier gare surgit la nuit par Bernard Pasobrola

Par Livresque Du Noir @LivresqueduNoir

Ce roman est né d’une interrogation. On sait que des expériences de plus en plus nombreuses ont pour objet la mémoire. Des chercheurs ont, paraît-il, réussi à effacer des souvenirs douloureux ou même à créer de faux souvenirs chez leurs cobayes humains ou animaux. Or cette idée est à mon sens très inquiétante. Imaginons que, dans un proche avenir, on parvienne à modifier notre mémoire au moyen d’un « neurostimulateur » ou autre machine quelconque : ne pourra-t-on modifier également nos goûts ? nos sentiments ? transformer à notre insu notre moi intime ? C’est le soupçon qui s’empare des personnages de ce roman. Personnalités fragiles soignées dans un Institut de « neurothérapie », ils sont en proie à un terrible doute : le sentiment amoureux qu’ils éprouvent soudain est-il spontané ou les a-t-on « reprogrammés » ?
Car la « reprogrammation cérébrale » est à la mode depuis qu’un nouveau parti, dont l’influence va croissant, propose de transformer la personnalité des délinquants et des prisonniers, d’accroître leur sens moral en suractivant certaines zones de leur cerveau…
Lorsque j’ai terminé la première version de ce roman, j’ai tout naturellement songé à l’intituler : La reprogrammation. Mais se sont succédé par la suite un nombre considérable de révisions ou de nouvelles versions et, presque à chaque fois, le titre changeait. J’ai d’ailleurs constitué une longue liste de titres dont chacun me semblait plus ou moins acceptable, sans que je sois jamais satisfait. La plupart de ces titres me paraîtraient sans doute ahurissants si je les redécouvrais aujourd’hui. Mais la question du titre devient par moments si obsessionnelle qu’il n’est pas rare de se réveiller au milieu de la nuit avec une idée lumineuse et de la noter dans un demi-sommeil, pour l’oublier le lendemain.
Le titre auquel j’ai donc songé en premier lieu, La reprogrammation, évoque davantage le domaine de l’informatique que celui des troubles de mémoire. Il me plaisait bien, pourtant… On sait que lorsque Michel Butor a déposé un manuscrit intitulé La modification sur le bureau de l’éditeur Jérôme Lindon, ce dernier a fait la grimace. Mais Butor a tenu bon, et ce titre elliptique a sans doute contribué à accroître l’effet novateur de son livre. Pour ma part, j’ai assez rapidement renoncé à ma première idée car si les scientifiques ou les transhumanistes ont parfois recours à la notion de « reprogrammation » génétique ou cérébrale, ce terme demeure énigmatique pour le public en général.
Durant une longue période, je me suis laissé séduire par Scalp, un mot qui claque comme un coup de fouet et qui évoque, outre la conquête de l’Ouest américain, la surface du crâne où les neurologues posent leurs électrodes. Mais c’est également le nom d’un mouvement politique, ce qui pouvait prêter à confusion puisque ce roman est une fiction politique. D’autres titres ont émergé et résisté durant des périodes plus ou moins longues : L’Hommseul, le nom du lieu où se déroule l’action, L’arrache-tête, titre qui est celui du récit écrit par l’un des personnages, ou Les passagers de l’oubli, mais ce titre est déjà utilisé.
On dit que le titre est important et il existe une véritable mythologie autour de cette question. Pourtant, je ne suis pas certain que Le petit prince, L’étranger, 1984 ou même Voyage au bout de la nuit – les œuvres de fiction préférées des lecteurs d’aujourd’hui selon une récente enquête – soient des intitulés qui aient soulevé dès le départ l’enthousiasme de leurs éditeurs. Je note que sur les blogs où les lecteurs indiquent les titres qu’ils trouvent les plus beaux figurent L’insoutenable légèreté de l’être ou Le vieux qui lisait des romans d’amour parmi beaucoup d’autres qui me semblent plus anodins. Certains, de manière assez injuste, ne figurent jamais : Mémoires sauvées du vent, par exemple, – un titre magnifiquement traduit, beaucoup plus beau que l’original de Brautigan : So The Wind Won’t Blow it All Away –, ou Des journées entières dans les arbres de Duras qui est supérieur à mes yeux à Détruire, dit-elle, souvent cité.
Mon problème de titre s’est à la fois compliqué et simplifié lorsque j’ai signé mon contrat d’édition avec Rail Noir, puisque cette collection privilégie les énoncés en rapport avec l’univers ferroviaire. Je vais de jour en jour comme de gare en gare, écrivait le poète Fernando Pessoa. Un peu long ? Alors pourquoi pas : Un quai plus vide que ma mémoire ou Sans crier gare surgit la nuit ? Oui, ce dernier titre correspond à la fois aux critères de la collection et aux drames qui se nouent dans le roman : certains personnages, en particulier le narrateur, viennent de traverser une épreuve durant laquelle leur univers s’est brusquement obscurci, tandis que l’horizon social est plombé par une politique plutôt sinistre. La réalité devient si angoissante que les gens se précipitent chez les thérapeutes et demandent qu’on extirpe de leur mémoire le souvenir de leurs peurs et de leurs échecs.
« Transformer les consciences, les façonner radicalement pour les adapter au réel, aussi sordide soit-il, plutôt que tenter d’améliorer radicalement ce réel, n’est-ce pas la seule option qu’insidieusement propose notre forme de société ? », demande l’un des protagonistes du roman.
Rappelons que ce roman est parti d’une interrogation : un jour prochain, sans crier gare, la nuit surgira-t-elle du silence fébrile de ces laboratoires où l’on s’affaire avec zèle et ardeur pour nous aider à supporter l’avenir ?


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Livresque Du Noir 5521 partages Voir son profil
Voir son blog

Magazines